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Libération
Reportage

Le crabe «Daech», plaie qui finit par payer

Dans l’archipel tunisien de Kerkennah, le «Portunus pelagicus», un nouveau venu, dévore les poissons et détruit les filets des pêcheurs. Mais depuis peu, on le congèle pour l’exporter.
publié le 21 octobre 2018 à 21h06

En préparant le repas, Ahmed Arous veille à bien séparer ses poissons, mulets et pataclets, qui iront parfumer la semoule, de l'«autre», le «Daech». Le crabe bleu a été renommé ainsi pour sa propension à tout détruire, puis «Viagra» depuis sa commercialisation en septembre qui fait remonter le niveau de vie des pêcheurs de Kerkennah, archipel situé au large de Sfax, au centre de la côte tunisienne. A 62 ans, celui que tout le port d'Attaya, au nord de Kerkennah, surnomme Hamoud est prêt à faire des concessions mais pas à gâcher son couscous rituel d'après sortie en mer avec un animal qu'il continue de maudire.

Le Portunus pelagicus, reconnaissable à ses pinces bleutées, a débarqué sur le littoral sous forme de larves et d'œufs transportés par les eaux de ballast des navires empruntant le canal de Suez. Le crabe est originellement présent en mer Rouge et dans l'océan Indien. C'est à partir de 2015 que les professionnels de la mer ont commencé à alerter les autorités publiques sur ce prédateur qui dévorait les poissons et détruisait les filets.

«Depuis trois ans, je pêche trois fois moins de poissons qu'avant. J'ai diminué mon nombre de filets à trois ou quatre, car quand tu les remontes, tu peux en avoir pour deux jours à les nettoyer des crabes bleus prisonniers des mailles», se désole Ahmed Arous. A Kerkennah, le crabe «Daech» met aussi à mal le fragile équilibre écosystème local. Le site est connu pour ses prairies sous-marines, riches en algues et varech, lieux de reproduction de nombreuses espèces. Pour se répartir cette richesse, les insulaires - et c'est un cas unique en Tunisie - sont propriétaires de parcelles de mer. A l'intérieur, ils élaborent des charfia, labyrinthes composés de branches de palmiers qui, le courant aidant, poussent les poissons dans des enclos dont les angles se terminent par des nasses. Ainsi, les poissons adultes ont le temps de se reproduire sans se sentir traqués et les pêcheurs s'assurent une prise conséquente.

Loups et daurades

La distance entre les branches, l'installation stratégique des nasses selon les courants, etc., sont des secrets de famille transmis de génération en génération. De l'eau aux genoux, Ahmed Arous saute de son bateau fraîchement ancré pour désigner les circonvolutions de ses labyrinthes composés de plus de 3 000 branches de palmiers. Mais le cœur n'y est plus quand il s'agit de vérifier les prises. Il préfère envoyer son neveu «parce qu'il faut transmettre à la nouvelle génération» et aussi pour ne pas constater le massacre : «Les crabes se nourrissent la nuit. Ils ont une prédilection pour les meilleurs poissons comme les daurades ou les loups, et bien sûr ce sont ces poissons qui nous rapportent, enfin, nous rapportaient le plus.» Le loup peut rapporter 30 dinars (environ 9 euros) le kilo ; la daurade, 25 dinars ; le crabe bleu, un peu plus de deux dinars (0,62 euro)… La quantité ne compense pas la différence.

En 2016, avant que les pêcheurs ne se mettent à vendre le crabe bleu, Ahmed Arous a vendu deux de ses quatre bateaux en bois. Or, à cette période, de nombreux départs de migrants sont signalés depuis Kerkennah. Ses embarcations auraient-elles servi aux passeurs pour des allers-retours entre la côte et de plus grands bateaux, qui ne peuvent s'approcher de Kerkennah aux eaux trop peu profondes ? «Je ne sais pas. J'avais besoin d'argent, je ne touchais que ma retraite de 200 dinars (62 euros). Ma femme menaçait de me quitter. Quand on m'a proposé 7 700 dinars (2 387 euros), j'ai accepté. Mais je n'ai pas fait comme d'autres qui ont tout vendu pour s'installer sur le continent. Moi, si je ne peux pas pêcher, je suis mort.»

Ahmed Arous n'est pas mort, il pêche encore, mais le crabe lui bouffe les entrailles. Surtout que, maintenant, on en viendrait presque à lui demander de remercier l'animal. Depuis septembre, la société d'exportation, L'Océan de pêche a en effet ouvert une chaîne de congélation pour crabes bleus sur le port. «Un jour, un client grossiste a vu la quantité de crabes jetés par les pêcheurs qui nettoyaient leurs filets. Il m'a proposé de les leur acheter car il était sûr de pouvoir vendre les crabes à ses clients asiatiques», raconte Habib Zriba, gérant de L'Océan de la pêche. En moins de deux mois, la compagnie s'apprête à envoyer un deuxième conteneur en Asie, où les consommateurs sont friands de la chair du crabe. Une aubaine pour les pêcheurs et les femmes d'Attaya. L'usine compte ainsi 25 employées sur une trentaine.

Bouffée d’air

Dorénavant, en milieu d'après-midi quand les premiers bateaux rentrent au port, le rituel n'est plus de regarder qui ramène le plus gros loup, mais de trier les crabes pour les faire peser à l'arrière de l'usine : 20 à 25 dinars (entre 6 et 8 euros) la caisse de 10 kilos. A 23 ans, le neveu d'Ahmed Arous n'a que cinq ans d'expérience comme pêcheur dont trois à galérer. Cette société, promet-il, est une bouffée d'air : «On peut faire jusqu'à trois caisses par jour. Ce n'est pas énorme, mais en comptant les autres poissons, c'est bien.» A ses côtés, un pêcheur rigole : «"Daech" est le Viagra de Kerkennah !» Sur son bateau, Ahmed Arous demeure, lui, taciturne : «Avec le crabe, tu paies tes pâtes, c'est mieux que rien.» Mais toujours moins excitant qu'un couscous aux poissons.