Menu
Libération
Récit

Hongkong : le continent étend son bras

L’inauguration du plus long pont maritime du monde, reliant l’ancien territoire britannique et la province chinoise du Guangdong, par le président Xi Jinping est vue comme une nouvelle tentative de reprise en main de l’île.
Le pont reliant Hongkong à Macao, dimanche. (Photo Vincent Yu. AP)
publié le 23 octobre 2018 à 19h56

C'est la dernière prouesse technique chinoise, le plus grand pont maritime au monde, aux ambitions politiques aussi longues que son tracé. Ce serpent de 420 000 tonnes d'acier et 55 kilomètres d'asphalte surplombe les eaux vertes du delta de la rivière des Perles pour relier Hongkong au continent et à Macao. Mardi, Xi Jinping est venu en personne à Zhuhai (province du Guangdong dans le sud de la Chine) inaugurer le colossal ouvrage dont le coût dépasse les 15 milliards d'euros. «Je déclare officiellement ouvert le pont Hongkong-Zhuhai-Macao», a annoncé, très laconique, le président chinois alors que crépitait derrière lui un feu d'artifice virtuel projeté sur écran géant devant un parterre de 700 invités. Puis il s'en est allé, sans autre discours. La seule présence du président chinois souligne l'importance, pour le Parti communiste, d'un projet entamé en 2009, et qui vient arrimer un peu plus fermement l'ex-colonie britannique à la Chine.

Processus

A Sheung Wan, principal terminal de ferrys de l'île de Hongkong, on part s'encanailler à Macao comme à l'accoutumée, sans se demander si le pont sera plus pratique que le bateau. «Quel pont ?» lance une étudiante, sac Balenciaga à l'épaule, pressée de monter à bord. Même ignorance chez des employées du casinotier Wynn qui écarquillent les yeux quand on les interroge sur d'éventuels cars mis à disposition pour acheminer des clients par le pont. Quant à ceux qui sont un peu plus renseignés, ils restent sceptiques. Traverser par le pont coûtera environ 15 euros, soit 3 euros de moins qu'en bateau, et sera tout aussi contraignant puisqu'il faudra prendre des navettes. «On ne pourra pas prendre notre voiture puisqu'il y a des quotas. Et de toute façon le terminus est loin, près de l'aéroport sur l'île excentrée de Lantau», fait valoir un couple de retraités qui habite Zhuhai. Grâce au pont,pourtant, leur ville sera à quarante-cinq minutes de l'aéroport de Hongkong, contre quatre heures actuellement si on entreprend le détour par le nord. «Le pont sera bénéfique à la nation», veut toutefois croire un autre retraité, Alfred : «Faciliter la circulation des personnes et des marchandises stimulera l'économie du pays.»

Pour le gouvernement, l’intégration de Hongkong à la Chine n’est pas un objectif mais un processus en cours, initié en 1997 avec la rétrocession. C’est un enjeu économique, en particulier pour le développement du sud du pays et l’essor du Guangdong, première province chinoise par le PIB, dont le régime veut vanter le potentiel manufacturier et high-tech. Le nouveau pont doit être un catalyseur du projet de «Grande Baie», gigantesque conurbation où le pouvoir veut agglomérer onze villes, dont Canton, Shenzhen, Hongkong et Macao. Soit plus de 100 millions d’habitants.

«Porosité»

Pour bâtir cette Silicon Valley à la chinoise, Pékin compte sur les atouts de Hongkong : son ouverture internationale, son système fiscal, son environnement favorable aux entreprises et sa solide protection de la propriété intellectuelle. Le tout, assurent les autorités, dans le respect du fameux principe «un pays, deux systèmes» qui garantit encore à l’ex-colonie britannique des libertés inexistantes ailleurs en Chine.

«On va être englouti par ce projet de "Grande Baie"», rétorque, fataliste, le patron d'une petite agence de voyages de Sheung Wan qui, signe d'une vive inquiétude face à l'influence de la Chine, refuse comme tous les autres que son identité soit citée. «Au fil d'accords de coopération, de signatures de partenariats, il y a aussi énormément d'étudiants chinois qui viennent ici, énormément d'entreprises chinoises qui s'installent», dit-il, assis sur un tabouret, entre dépit et moquerie, les yeux rivés sur le flot de touristes chinois et leurs valises à roulettes charriés par les escalators.

Les dernières statistiques n'ont pas de quoi le rendre optimiste : le tourisme chinois à Hongkong est en hausse, tout comme le nombre d'entreprises ayant une maison mère en Chine. Les personnes maîtrisant le mandarin sont de plus en plus recherchées (alors qu'on y parle cantonais), comme le relèvent plusieurs agences de recrutement. De quoi «modifier en profondeur la physionomie de la ville et notre identité», conclut dans un haussement d'épaules le voyagiste hongkongais. Et cet afflux devrait s'accélérer encore. En plus des quatre points de passage routier déjà existants, une nouvelle porte d'entrée sur la Chine s'est ouverte fin septembre : la gare ferroviaire de West Kowloon. Ce bijou architectural permet de connecter à grande vitesse l'ex-colonie à 38 villes chinoises, jusqu'à Pékin. Comme le pont, la gare a été un chantier controversé en raison du coût de sa construction et du prix des billets, qui fait douter de son intérêt pour les particuliers. Ses détracteurs le voient comme un cheval de Troie. Pékin a grappillé des kilomètres de terrain et ramené la frontière au cœur même de Hongkong. Hormis de rares domaines comme la défense, la loi chinoise ne s'applique pas à Hongkong, qui dispose de ses propres législations et régulations.

Alors, au prétexte de faciliter les formalités douanières et donc le flux des passagers, Pékin en a profité pour imposer sa loi dans un périmètre de la gare. Pour la première fois depuis la rétrocession en 1997, les lois chinoises s'appliquent sur une parcelle du territoire hongkongais qui a été «louée» à la Chine. Passés les contrôles de douanes, et avant d'embarquer, les passagers entrent dans une zone sous autorité chinoise, où sont déployés policiers et agents de sécurité du continent. Pour le chercheur en sciences politiques de l'université Lingnan de Hongkong Samson Yuen, «cette porosité des frontières est la conséquence inéluctable du plan de Pékin, qui a toujours été de favoriser l'intégration politique par le biais de liens économiques plus étroits, comme les flux de capitaux et de personnes». Cela rend «le continent et Hongkong inséparables l'un de l'autre», et cela signifie que «les responsables des gouvernements locaux sont désormais intégrés dans le cadre politique continental», poursuit le chercheur. Cela présage de «l'infiltration à Hongkong des pratiques politiques du continent».

Punition

Dans ce contexte, la question n'est donc pas de savoir si l'Etat de droit et la stabilité de Hongkong seront affectés, mais comment ils le seront, poursuit Samson Yuen. C'est pour défendre ces libertés menacées que le 1er octobre, jour de la fête nationale, plusieurs milliers de personnes ont défilé dans la ville. Parmi elles, l'ancienne journaliste et députée Claudia Mo, qui posait devant des affiches dénonçant «la dictature du Parti communiste» et le «bourrage de crâne» qu'il exercerait. A la veille de l'ouverture du pont, l'élue prodémocratie expliquait comment «Pékin resserre incontestablement son emprise sur Hongkong, et ce de manière flagrante depuis le "mouvement des parapluies" de 2014». Selon elle, les grands chantiers vont de pair avec les campagnes politiques. Ils sont «comme des outils psychologiques pour rappeler aux Hongkongais que nous faisons partie de la mère patrie. Ils contribuent à l'apathie de la population et permettent de rabaisser l'opposition» qui peut certes s'exprimer, mais se retrouve systématiquement battue lors des votes parlementaires du fait d'un système électoral «tordu», analyse l'ancienne journaliste. «Le régime de Pékin juge les Hongkongais "désobéissants et ingrats" et, de son point de vue, la relation entre la Chine et Hongkong relève essentiellement de l'autorité parentale. Comme si Pékin s'occupait d'un adolescent délinquant, voire de tout-petits.»

Et les punitions tombent, plus fréquentes, plus sévères. Il y a eu les députés disqualifiés dans une rarissime ingérence ouvertement assumée du Parti communiste chinois après les élections de 2016. Ceux qui avaient un jour prôné l’autodétermination ont été interdits de se présenter.

Plus inquiétant encore, l'exécutif hongkongais vient d'interdire une formation politique indépendantiste, le Parti national de Hongkong. Cette décision, une première depuis 1997, a même fait une victime collatérale, le journaliste britannique Victor Mallet, du Financial Times, qui s'est vu refuser le renouvellement de son visa. Son tort ? Avoir animé un débat au vénérable Club des correspondants étrangers avec le fondateur du parti indépendantiste. Quand la ligne rouge fixée par Pékin est franchie, en l'occurrence la question de l'indépendance, le principe «un pays, deux systèmes» et les libertés qu'il prévoyait pour Hongkong ne semblent plus peser lourd aux yeux du Parti communiste.

Pourtant, par ricochet, ce coup porté à la liberté de la presse et, plus largement, aux droits fondamentaux menace potentiellement l’avenir économique d’une ville qui a justement assis depuis plus d’un siècle son exceptionnel essor sur le libéralisme.