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Libération
Jamal Khashoggi

Journaliste saoudien tué : la bonne affaire d’Erdogan

L’assassinat du journaliste saoudien il y a trois semaines au sein du consulat d’Istanbul met le président turc en position de force face à Riyad.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, devant les députés de l’AKP, mardi à Ankara. (Photo Kayzan Ozer. HO. AFP)
publié le 23 octobre 2018 à 20h56

L'occasion était trop belle pour s'en priver. Recep Tayyip Erdogan savait que, ce mardi, les objectifs et micros des médias du monde entier seraient tournés vers lui, désireux de connaître enfin «la vérité nue» promise par le président turc sur le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. En expert invétéré de la communication, le «Reis» leur a d'abord servi quelques longues minutes sur le succès de ses visites diplomatiques en Hongrie et en Moldavie ou l'ouverture d'une nouvelle raffinerie dans la ville d'Izmir. A suivi un minutieux passage en revue des faits, jour après jour, sur les circonstances de la mort de Jamal Khashoggi, 59 ans, le 2 octobre alors qu'il se trouvait au consulat saoudien d'Istanbul. Erdogan officialise ainsi, côté turc, le scénario de l'assassinat, jusque-là appuyé par les seules «fuites» anonymes de représentants dans la presse. Se fondant sur les éléments de l'enquête, le président turc a parlé d'«un meurtre sauvage» et surtout «planifié». Ces affirmations mettent ainsi sérieusement à mal la thèse officielle de Riyad, qui avait affirmé ce week-end que Jamal Khashoggi était mort dans une rixe qui aurait mal tourné dans le bâtiment diplomatique.

Forêt

Preuves accablantes, selon Erdogan, le «retrait des disques durs du système de vidéosurveillance du consulat» par des officiels saoudiens, quelques heures avant l'arrivée du journaliste. Ou encore cette escapade d'une équipe saoudienne, venue faire des repérages dans une forêt du nord d'Istanbul, le 1er octobre. Une forêt fouillée par les enquêteurs turcs à la recherche du corps du journaliste, toujours introuvable, expliquait encore mardi après-midi le Président devant les députés de son parti, l'AKP. Pourtant, quelques heures après son discours, la chaîne Sky News avançait que les restes du journaliste auraient été retrouvés le même jour dans le jardin de la résidence du consul général saoudien à Istanbul.

A défaut de fortes révélations, Erdogan a semble-t-il voulu maintenir la pression sur l'Arabie Saoudite, multipliant les questions à l'attention de Riyad : «Pourquoi le consulat n'a-t-il pas été ouvert aux enquêteurs immédiatement ? Pourquoi y a-t-il eu autant de déclarations différentes des Saoudiens ?» Si tous les éléments semblent incriminer Riyad, Erdogan se garde pourtant de nommer des suspects. A aucun moment lors de son discours, le nom du prince héritier Mohammed ben Salmane (dit MBS), soupçonné d'être le commanditaire de l'assassinat du journaliste qui s'opposait à sa politique, n'est ainsi mentionné. Plusieurs membres du commando du 2 octobre seraient pourtant liés à la sécurité rapprochée du prince saoudien. Le quotidien turc Yeni Safak (très proche du pouvoir) affirme même que le chef de l'opération aurait appelé à plusieurs reprises le directeur du cabinet du prince - dont une fois depuis le consulat d'Istanbul - dans les heures qui ont suivi la disparition de Khashoggi. Aucune mention non plus de la part d'Erdogan des fameux enregistrements audio et vidéo, supposément entre les mains des enquêteurs, prouvant la torture et le meurtre du dissident saoudien.

Suspects

«Il semble que le Président ait choisi de ne pas développer plus sur cette affaire avec l'Arabie Saoudite, un pays avec qui les relations sont déjà extrêmement compliquées», estime Ilter Turan, spécialiste des relations internationales à l'université Bilgi d'Istanbul. Entre Turcs et Saoudiens, les pommes de discorde sont nombreuses (relation avec les Frères musulmans, soutien au Qatar, rapprochement avec l'Iran, etc.). «Erdogan a fait très attention de ne pas impliquer le pouvoir saoudien. Préférant peut-être lui laisser la responsabilité de trouver les vrais coupables», conclut le chercheur. Pour autant, le chef de l'Etat turc n'entend pas faire de la simple figuration sur le dossier Khashoggi. «Parce que cet événement a eu lieu à Istanbul, nous avons une responsabilité. […] Nous ne resterons pas silencieux sur ce meurtre et nous prendrons toutes les mesures requises par la conscience et par la loi», a-t-il ainsi promis. Et le président de la République de Turquie - l'une des plus grandes prisons de journalistes au monde - de rappeler que la renommée médiatique mondiale de Jamal Khashoggi donnait à Ankara «une responsabilité supplémentaire au niveau international».

«Erdogan cherche à affaiblir MBS, voire à s'en débarrasser», estime Sinan Ülgen, président du Center for Economics and Foreign Policy. A la surprise générale, le «Reis» a ainsi demandé que les 18 suspects retenus en Arabie Saoudite dans le cadre de cette affaire puissent être jugés à Istanbul. «Il faut y voir une manière pour Erdogan de garder la main sur le dossier pour pouvoir peser stratégiquement», ajoute l'ex-diplomate Sinan Ülgen.