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Libération
reportage

Les Turcs malades des comptes d’apothicaires

Pénurie de médicaments, restrictions d’activité dans les hôpitaux… La santé publique est menacée, notamment en raison de la politique monétaire d’Ankara.
Dans une pharmacie d’Istanbul, le 16 août. (Photo Danielle Villasana. The New York TImes. Redux. REA)
publié le 1er novembre 2018 à 19h56

«Vous auriez du Salofalk ?» demande un élégant quinquagénaire, après avoir patiemment attendu son tour devant le comptoir de la pharmacie Elysium, à Istanbul. A l'homme, souffrant de la maladie de Crohn, l'un des vendeurs n'a qu'un «non», poli mais gêné, à offrir. «Chaque jour, nous devons dire à 15 ou 20 de nos clients que nous n'avons pas leurs médicaments en stock», déplore la gérante de la pharmacie, Zozan Padel. L'énergique jeune femme affirme se démener pour acheminer certains produits d'autres magasins de la métropole, voire d'autres villes du pays. Mais parfois en vain. «C'est très dur quand on ne peut rien faire. On est un petit commerce de quartier, on connaît tout le monde ici», soupire-t-elle. La pénurie va du collyre pour les yeux à l'antidiabétique, en passant par les traitements contre le cancer. Avec l'aide des médecins, Zozan Padel cherche des médicaments de substitution, sans garantie de succès. «C'est évident que des gens risquent de mourir», lâche-t-elle.

Racines

Selon les professionnels, des centaines de médicaments seraient concernés dans tout le pays. Les racines de cette crise sont doubles, explique le président de la Chambre des pharmaciens d'Istanbul (IEO), Cenap Sarialioglu. Tout d'abord, une erreur structurelle et ancienne : «Notre dépendance envers les importations de médicaments.» En effet, 65 % des produits des pharmacies turques viennent de l'étranger (Allemagne, Etats-Unis, Suisse, France, etc.).

Ensuite, un problème conjoncturel, directement lié aux déboires économiques que traverse la Turquie. Depuis plusieurs années, le ministère de la Santé impose un taux de change fixe pour l'achat de médicaments importés : 1 euro pour 2,69 livres turques. Or, depuis plusieurs mois, la devise nationale, ébranlée par les politiques monétaires peu orthodoxes menées par le président Erdogan, est en chute libre. La monnaie européenne s'échange aujourd'hui contre 6,40 livres turques. Dès lors, «du point de vue de ces investisseurs, il n'y a pas de profits à faire en Turquie», analyse Cenap Sarialioglu. Pour ne pas perdre leurs contrats locaux, les entreprises étrangères maintiennent certes un niveau d'échange minimum, mais le résultat est bien visible : «De la production aux entrepôts de stockage et des entrepôts aux pharmacies, il n'y a pas de flux suffisant de médicaments», conclut le patron de l'IEO.

Du côté du gouvernement turc, on promet une hausse du taux directeur l'an prochain mais dans les pharmacies, on reste dubitatif : «Je pense que les autorités refusent de voir la réalité en face. La hausse sera très limitée. Si elles décidaient vraiment d'augmenter sensiblement le taux, cela coûterait très cher à l'Etat vu que 95 % des médicaments vendus sont remboursés par la Sécurité sociale», estime Zozan Padel.

Inévitablement, la pénurie aiguise les appétits. Les médicaments rares - ou leurs versions contrefaites - se vendraient désormais au prix fort sur le marché noir. Au milieu de la crise, un acteur de l'ombre devient un incontournable pour les pharmacies : le çantaci («celui qui pratique le commerce à la valise» en turc), qui charge - illégalement - ses sacs de produits achetés à l'étranger. «Je me fournis en France et en Allemagne, et je revends aux  pharmacies qui en ont besoin ici», explique Erhan (1). Pour couvrir les frais (obtention des prescriptions, coût d'achat élevé en Europe, transport) et la prise de risques, le médicament est monnayé trois à dix fois le tarif normal en Turquie. «Je fais ça pour aider les gens. Mais c'est un travail stressant. Si je ne le fais pas à temps, des patients peuvent mourir», assure le çantaci.

Scanner

Aujourd'hui, les pharmacies ne sont pas les seules victimes des aléas de l'économie turque. Les services hospitaliers seraient également dans la tourmente. Pour preuve, comme le rapporte le journal turc Birgün, le médecin en chef de l'hôpital Gazi d'Ankara aurait été contraint de passer une note interne suspendant les opérations «non vitales» dans l'établissement. En cause, les difficultés d'approvisionnement en produits médicaux - majoritairement importés - utilisés dans les blocs. Au centre hospitalier universitaire de Hacettepe, dans la capitale turque, et également pour des raisons budgétaires, le personnel médical ne serait plus en mesure de fournir des images avec le scanner PET-CT (utilisé pour le diagnostic et le suivi des cancers). Et plus aucun rendez-vous ne serait planifié. «La grande majorité des hôpitaux du pays sont confrontés à ces manques», déplore le président de l'association médicale de Turquie (TTB), Sinan Adiyaman. Et le pronostic de ce chirurgien, lui aussi directement touché jusque sur sa table d'opération, n'est guère optimiste : «Cela risque de devenir l'un des grands problèmes du pays, et la situation ne va faire qu'empirer dans les mois à venir.»

(1) Le prénom a été modifié.