Un élu berlinois proposant à Google les anciens quartiers généraux de la Stasi pour y installer des bureaux. L'ironie est si belle que l'histoire a amusé les journaux du monde entier. Cette curieuse proposition est venue clore une vieille querelle : l'affaire du campus Google dans le quartier berlinois de Kreuzberg. La firme comptait y installer 3 000 mètres carrés de bureaux, cafés et espaces de coworking. Un projet très rapidement contesté par des habitants, inquiets à l'idée qu'un tel voisin ne fasse flamber les prix de l'immobilier. Finalement, David a encore gagné contre Goliath : fin octobre, Google a annoncé renoncer au projet. «Kreuzberg est une no-go zone pour les entreprises de tech» a déploré, tout en nuances, Florian Nöll, qui dirige l'association fédérale des start-up.
Si cette histoire a commencé à Kreuzberg, censé représenter l'épicentre de la contre-culture de la ville, de Bowie aux punks en passant par la grande manifestation gauchiste du 1er mai, ce n'est pas un hasard. Elle cristallise surtout les angoisses de beaucoup de Berlinois, agitant LE sujet de prédilection lors des dîners en ville : la gentrification.
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Pas une soirée entre amis à Berlin sans son «point G», à base d'anecdotes glaçantes sur ces quartiers ayant perdu leur âme, récits émus de ce paradis perdu qu'était Berlin, quand c'était mieux avant, quand c'était moins cher. Cela s'explique. Berlin est la ville au monde où les prix de l'immobilier ont le plus augmenté l'an dernier, avec un bond de 20,5 % entre 2016 et 2017 – et jusqu'à 71 % pour le quartier de Kreuzberg, selon une étude du cabinet britannique Knight Frank. En tout, les prix de l'immobilier y ont augmenté de 120 % depuis 2004. En avril dernier, une manifestation a réuni plusieurs milliers de personnes afin de protester contre le prix des loyers.
Le temps où Berlin était «pauvre mais sexy», selon les mots de son ancien maire Klaus Wowereit, est révolu. Cette expression a été longtemps un hameçon pour des milliers de créatifs culturels, mus par la promesse d'une vie fauchée mais désirable. En quelques années, tout a changé. Enième signe des mutations de la ville, un centre commercial de 24 000 m2 vient d'ouvrir près de la Spree, l'East Side Mall. Le bâtiment tire son nom de l'East Side Gallery, cette portion du mur recouverte d'œuvres de street art – qui jouxte donc désormais ce nouveau temple de la consommation.
Les artistes du Tacheles à Lichtenberg
«En moyenne, Berlin n'est pas aussi chère que Cologne ou Munich, mais à cause de la structure fragmentée de la ville, certaines portions de Mitte ou de Charlottenbourg s'en approchent. […] Des parties de la ville sont promises à un bel avenir, comme Lichtenberg. Les tarifs y sont encore raisonnables», pronostique dans le magazine Exberliner une conseillère en placements immobiliers.
On retrouve ainsi le quartier de Lichtenberg et son QG de la Stasi proposé à Google en lot de consolation. Si la suggestion de cet élu prête à sourire, elle est sérieuse. Ce quartier de l'Est berlinois est aussi vaste que peu cher. Parce qu'il est relativement central, il suscite bien des envies – il accueille déjà les artistes du célèbre squat du Tacheles, évacué en 2012.
Mais si Lichtenberg est à peu près assuré de gagner au Monopoly berlinois, ce ne sera probablement pas le cas de Marzahn par exemple, quartier voisin rempli de barres d’immeubles érigées dans les années 80 par le régime de l’ex-RDA.
«On se dirige donc vers un Berlin à deux vitesses, écrivent Denis Bocquet et Pascale Laborier dans Sociologie de Berlin (La Découverte, 2016) : une ruée vers un centre en plein renouvellement des populations les plus à même de profiter de l'embellie économique et le délaissement des anciennes périphéries de l'Est, dans lesquelles sont confinées les populations les plus fragiles».