«Je m'appelle Hadj Abdul Karim et j'ai deux heures de terre.» Le visage grave et la démarche souple, le doyen à la longue barbe blanche se présente à la façon de son village, Parwana, un bourg de terre sèche à 70 kilomètres de Herat. Ce membre du conseil tribal local, ancien paysan prospère, fait allusion aux réserves d'eau auxquelles ses cultures peuvent prétendre chaque jour. Deux heures pour arroser quatre hectares, pénurie oblige. Sous un soleil de plomb, les récoltes se meurent. Il y a cinq ans, avant que la sécheresse ne métamorphose cette ancienne oasis plantée au creux des montagnes, Hadj Abdul Karim raconte qu'il possédait «des champs de blé qui doraient à l'horizon, et 80 brebis gonflées du meilleur lait». Une époque où l'eau et surtout la neige d'hiver ne manquaient pas autant que ces dernières années, surtout depuis l'hiver 2017. «Mes montagnes peuvent se passer d'or, pas de neige», dit un vieux proverbe afghan.
A Parwana, dont les maisons de torchis coiffées de toits bombés se fondent dans le relief aride du plateau, la grande rivière s'est muée en un couloir de rocaille où rien ne pousse. «Cent familles sont déjà parties depuis quatre mois», assure Hadj Abdul Karim. Deux d'entre elles ont quitté le village ce matin, baluchons sur le dos. Endettées jusqu'au cou à force d'acheter à crédit du foin pour leurs bêtes. Les terres du village sont désormais trop asséchées pour produire du fourrage. Reste un mince canal d'irrigation qui enceint le bourg. Depuis que l'eau manque cruellement, le conseil tribal local a décrété un rationnement strict de cette dernière ressource. Les villageois s'y relaient par tranches d'une heure. Deux petits garçons y plongent des tasses sales, tandis qu'une vache s'abreuve du précieux liquide.
«La peur au ventre»
A 70 kilomètres au sud, le camp informel Sharak-e-Sabz, en périphérie de Herat, la capitale de l’Ouest, se dessine à l’ombre d’un ruban de montagnes grises. Quatre autres camps du même type s’ensuivent, de part et d’autre de la route principale. Les tentes, faites de tissus sombres et de bâches en plastique, sont disposées de façon erratique. La faute à un exode massif, incontrôlable. D’après l’ONU, 250 000 Afghans ont fui leurs villages en cinq mois, surtout dans l’Ouest, à cause de la sécheresse. Plus de 2 millions de personnes en souffriront cette année, une crise majeure quand l’économie du pays repose sur l’agriculture. La province la plus touchée est celle de Badghis, voisine de Herat. D’après le Programme alimentaire mondial, 60 % de sa dernière récolte de blé a été perdue. Un territoire largement contrôlé par les talibans, où l’aléa climatique se superpose à un vide sécuritaire.
Sakina Wahid, rencontrée à Sharak-e-Sabz, raconte son périple douloureux depuis la province de Ghor, où plus de cent groupes armés ont été recensés. «Nous n'avions même plus de quoi nourrir les enfants», se souvient cette grand-mère aux yeux affolés. Impossible d'attendre la récolte des pistaches, prévue en octobre. Alors Sakina Wahid et les siens ont tout quitté il y a trois mois, «en pleine nuit», pour échapper aux milices de la province. Ils ont d'abord rejoint Badghis et le camp de déplacés climatiques de Qala-e-Naw, en expansion constante. D'après les Nations unies, de 200 familles en juin, il en rassemblerait plus 15 000 aujourd'hui. Mais en creusant le sable, ses fils n'ont trouvé que de l'eau salée. Alors ils ont repris la route jusqu'à Herat, «la peur au ventre», car c'est un axe qu'attaquent fréquemment les talibans. Pour que la chance les guide, la veuve a passé autour de son cou une clé rouillée. Le seul témoin sensible de sa vie passée, qui lui permettra de rouvrir un jour, espère-t-elle, la porte de sa maison.
Victime collatérale
Autour de Sakina Wahid, les récits se confondent. Tous racontent la dégringolade des derniers mois, les moutons qui meurent de soif, finalement vendus «un dixième de leur prix», les plants de blé qui sèchent sur pied… A voix basse, on murmure que telle famille a «donné» une fille pour s'acquitter d'une dette. Une tradition qui perdure au sein du pachtounwali, le code de conduite de l'ethnie pachtoune, majoritaire dans ces camps. Dans les districts aux mains des talibans à Ghor, les insurgés n'ont jamais cessé de percevoir une taxe auprès des habitants, même au plus fort de la sécheresse. «Ils exigeaient toujours de la viande, toujours du riz. On nous prenait tellement qu'on n'avait même plus rien à s'échanger entre voisins», peste Abdul Razik, un père de famille au regard émeraude.
A une centaine de mètres de Sharak-e-Sabz, de petits monticules de pierre sont regroupés sous un arbre nu. Des tombes. Dix-sept enfants sont déjà morts dans ce camp de 150 familles. «Principalement à cause des diarrhées, de leur très grande faiblesse physique à l'arrivée et des virus qui circulent», commente William Carter, du Norwegian Refugee Council.
Pourtant, la ville de Herat, à moins d'un kilomètre, dispose de centres de soins. Mais «les déplacés y vont peu», observe-t-il : «Ils connaissent l'hostilité qu'ils génèrent là-bas. Ils pâtissent d'une très mauvaise réputation.» S'ils sont pachtouns, on les accuse de compter des talibans infiltrés en leur sein. Les membres de la communauté chiite hazara sont de leur côté soupçonnés de servir d'agents pour le compte de l'Iran.
L'ancien gouverneur de la province Ismail Khan reprend largement cet argument. Trônant sous les grenadiers de son jardin luxuriant, l'ancien moudjahid et seigneur de guerre redoutable fustige les déplacés de la sécheresse. «Ce sont des talibans sans armes, affirme-t-il. Je connais leur idéologie. Ils n'ont pas notre culture.» L'argument est repris en boucle par les représentants politiques. «Nous savons que les déplacés participent grandement aux trafics et aux crimes», insiste Naheed Farid, une jeune parlementaire qui regrette que «la moitié des districts qui [lui] étaient ouverts lors des dernières élections soient impraticables aujourd'hui à cause de l'insécurité».
Naheed Farid se refuse à commenter le rôle joué par l’Iran dans le regain de l’insécurité à Herat, plutôt épargnée par les violences du conflit afghan jusqu’en 2014. Selon plusieurs observateurs, Téhéran intensifie son support logistique aux talibans pour nuire à Washington depuis que Donald Trump s’est retiré de l’accord sur le nucléaire. L’Afghanistan, où quelque 16 000 soldats américains sont encore déployés, fait office de victime collatérale de la politique étrangère des Etats-Unis, estiment-ils. Depuis que Washington a annoncé qu’il imposerait à nouveau des sanctions, la monnaie iranienne s’est effondrée. Nombre d’Afghans, qui travaillaient chez le grand voisin chiite, se sont retrouvés anéantis financièrement et n’ont eu d’autre choix que de rentrer au pays. Le coup a été rude pour les familles que ces migrants faisaient vivre grâce à leurs transferts réguliers d’argent. Il l’a été davantage encore dans les campagnes de l’Ouest frappées par la sécheresse.
Téhéran a en outre expulsé plus de 200 000 Afghans depuis le début de l’année, des travailleurs journaliers pour la plupart, fragilisant fortement Herat, qui vivait beaucoup de l’économie de la diaspora. Là encore, la question de l’eau est centrale. Car l’Iran, après plusieurs années de sécheresse, connaît une pénurie dramatique d’eau potable. Et l’Afghanistan, qui se situe en amont de certains cours d’eau, est désigné comme l’un des responsables de la crise.
Au poste-frontière d’Islam Qala, des bus aux vitres noires rejettent des migrants aux visages ahuris sur un parking de béton. Certains sont habillés en tenue de sport. Ils s’apprêtaient à tenter leur chance en Turquie, mais ont été arrêtés à Ourmia dans le nord-ouest de l’Iran, près de la frontière turque, et renvoyés en Afghanistan.
Pour le responsable du poste-frontière, qui ne veut pas être cité, c'est «la crise de l'eau côté iranien qui les précipite ici». «A chaque fois qu'il y a un conflit sur un barrage côté afghan, mes hommes comptent des centaines de déportés en plus chaque jour», affirme-t-il. En ce moment, ils sont entre «1 500 et 2 000 tous les matins». Deux barrages à l'étude côté afghan, dans les provinces frontalières de Nimroz et Farah, inquiètent tout particulièrement Téhéran.
Ahmad, 30 ans, fait partie des rares à être rentrés volontairement au pays, encouragé par les 250 dollars d'aide au retour de l'Organisation internationale pour les migrations. Cet ancien travailleur agricole ne se voyait plus de futur en Iran du fait de la sécheresse. Originaire de Kandahar, dans ce sud de l'Afghanistan où les talibans se comportent en maîtres, lui n'ira pas plus loin que Herat. Qu'importe le manque d'eau, «ici, au moins c'est encore sûr», soupire-t-il.