La France, ses villages fleuris, ses mairies, ses clochers. Et ses 36 000 monuments aux morts, comme autant de stèles funestes rappelant obstinément le carnage de la Grande Guerre. Côté allemand, les pertes furent elles aussi considérables : deux millions de soldats. Mais ce conflit, qui ne s'est pas déroulé sur son sol, a laissé peu de cicatrices outre-Rhin. Dans la mémoire collective allemande on ne trouve pas l'histoire d'une génération à peine sortie de l'enfance et sacrifiée au champ d'horreur, comme le chante Brel dans Jaurès, comme l'écrit Céline dans le Voyage, comme le peint Marcel Gromaire dans la Guerre. L'une des rares exceptions étant l'immense succès dans les librairies allemandes d'A l'Ouest rien de nouveau d'Erich Maria Remarque, en 1929 – mais ce roman pacifiste sera brûlé par les nazis lors de l'autodafé du 10 mai 1933 à Berlin.
Dans les mémoires, ce conflit reste «lointain», comme le résume l'historien Gerd Krumeich, grand spécialiste de la période. «D'ailleurs, souligne-t-il, l'expression qu'utilisent les Français pour qualifier la Première Guerre mondiale, "Grande Guerre", n'existe pas en allemand.» Il poursuit : «Dès 1918, l'armistice est à peine mentionné dans les journaux allemands. De manière générale, aujourd'hui encore, cette période est assez peu enseignée à l'école. Ici, il n'y a pas l'équivalent de la tombe du Soldat inconnu. En outre, le 11 novembre est aussi la date du début du carnaval rhénan.» En effet, si vous demandez à un Allemand à quoi fait référence le 11 Novembre, peut-être répondra-t-il, enjoué : c'est le début du carnaval à Cologne - sans un mot pour l'armistice. Car, selon une tradition en vigueur datant du XIXe siècle dans cette région, les carnavaleux commencent les festivités le 11 novembre à 11 h 11 précises. Ailleurs dans le pays, on célèbre également la mise au tombeau de saint Martin, survenue le 11 novembre 397 - avec des processions d'enfants portant des lanternes à la nuit tombée. Cette année marque par ailleurs en Allemagne le centenaire d'un moment crucial de son histoire : le 9 novembre 1918 ont eu lieu l'abdication de Guillaume II et la proclamation de la République de Weimar.
Shoah
Le 11 novembre 1918, date de la défaite, a ainsi toujours été taboue. Gerd Krumeich, dans son ouvrage Die unbewältigte Niederlage. Das Trauma des Ersten Weltkriegs und die Weimarer Republik («La défaite non surmontée : le traumatisme de la Première Guerre mondiale et la République de Weimar», éd. Herder, 2018, en cours de traduction française), parle de «guerre des tranchées du souvenir». Surtout, la Seconde Guerre mondiale ainsi que l'indispensable «travail de mémoire» qui lui a succédé ont presque entièrement recouvert le souvenir de 1914-1918. «Cela est dû à la place centrale de la Shoah dans la mémoire allemande et dans la politique mémorielle allemande à partir des années 60-70», résume l'historien Arndt Weinrich, chercheur à Sorbonne Université (1). Par conséquent, tout ce qui concerne ce conflit est peu visible. En premier lieu, ses combattants.
«Si, en France, le poilu est vu comme une figure consensuelle, le parangon du civisme, les Allemands n'entretiennent pas de tels liens affectifs avec leurs soldats de la Première Guerre mondiale. Passés à la trappe de l'Histoire, ces derniers ont longtemps été occultés du dynamisme mémoriel», ajoute Arndt Weinrich. Cependant, les choses changent peu à peu. «Il existe un courant fort qui consiste à sortir d'une lecture systématiquement négative de l'histoire allemande, poursuit Arndt Weinrich. En témoigne l'immense succès outre-Rhin du livre de Christopher Clark, les Somnambules, paru [chez Flammarion, ndlr] en 2013. Cet ouvrage disculpe le gouvernement allemand pour l'entrée en guerre, évoquant l'idée d'une responsabilité partagée. Ce livre a reçu un accueil triomphal dans la société allemande. Débattre des origines de la Première Guerre mondiale permet alors de parler d'une question fondamentale, celle de la culpabilité allemande dans l'histoire du XXe siècle».
Curiosité
Depuis 2014, Gerd Krumeich constate lui aussi un regain d'intérêt des Allemands pour l'histoire de ce conflit. Une curiosité qu'il juge probablement éphémère mais bien réelle. Il décrit cela comme «un mouvement d'en bas» venu «des jeunes, des familles», à la recherche de leur histoire oubliée. Et c'est ainsi que, peu à peu, dit-il, affleure «un souvenir qui nous rapproche de la France».
(1) La Longue Mémoire de la Grande Guerre : regards croisés franco-allemands de 1918 à nos jours. Edité par Laurent Jalabert, Reiner Marcowitz, Arndt Weinrich. Presses du Septentrion, 2018.