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Libération
CHRONIQUE «HÉBREU DIS DONC»

Mairie de Jérusalem : les ultraorthodoxes faiseurs de roi

Chronique sur la société israélienne, dans ce qu’elle a de plus surprenant, en bien comme en mal – son futurisme, son tribalisme, ses déchirements, ses espoirs. Aujourd’hui, retour sur les municipales à Jérusalem, où la machinerie électorale des «craignant-Dieu» a montré sa force face à un jeune espoir laïque.
Une affiche électorale du candidat Moshe Leon, à Jérusalem, le 28 octobre. (Photo Menahem Kahana. AFP)
publié le 16 novembre 2018 à 11h51

Dans Autonomies, série dystopique dans la veine de la Servante écarlate actuellement sur les écrans israéliens, les hommes en noir prennent le pouvoir à Jérusalem. Une fois l’indépendance déclarée, les haredim (les «craignant-Dieu») en font une citadelle rétrograde et théocratique, dont ils boutent les laïques.

A lire les tweets éplorés et autres éditos dépités de nombreux Jérusalémites, on pourrait croire que c'est à peu de chose près ce qu'il s'est passé mardi, à l'issue du second tour des municipales, alors que tous les yeux étaient braqués vers Gaza.

Nir Barkat, le maire sortant issu du Likoud de Nétanyahou ayant préféré passer la main, le premier tour a accouché d'un duel inattendu, le fruit du parachutage raté d'un fidèle du Premier ministre et de rivalités intra-orthodoxes d'une complexité talmudique (une histoire de mauvais sang entre «hassidiques» et «lituaniens»), débouchant finalement sur un choix limpide.

D'un côté, le trentenaire sans kippa Ofer Berkovitch, conseiller municipal sorti de nulle part à la tête d'un mouvement centriste baptisé «Le Réveil». De l'autre, Moshe Leon, comptable rondouillard un temps directeur de cabinet de Nétanyahou, adoubé par la plupart des rabbins nonagénaires et coupés du monde qui font la pluie et le bon temps dans les enclaves ultraorthodoxes. Lesquelles représentent un tiers de la population - et le seul à voter comme un seul homme. Les deux autres tiers sont les Palestiniens de Jérusalem Est, qui boycottent le scrutin, et les Juifs israéliens lambda, qui, des traditionalistes aux laïques, ont pour dénominateur commun leur piètre taux de participation.

«Le diable veut rendre Jérusalem laïque»

A quelques jours du scrutin, le sulfureux ministre de l'Intérieur Aryé Dery, principal soutien de Leon et leader du parti Shas (ultraorthodoxe séfarade) clarifiait l'enjeu : «Le diable veut rendre Jérusalem laïque.» Et la caricature de prendre : l'outsider libéral contre le pantin des haredim, aux fils tirés en coulisse par l'étrange attelage Dery-Lieberman, le ministre de la Défense démissionnaire, connu pour ses positions laïques mais assez roublard pour miser sur le bon cheval.

Caricature publiée dans Haaretz, avec, de gauche à droite, Dery, Leon et Lieberman.

Mardi soir, aux alentours de minuit, alors que la moitié des bulletins étaient dépouillés, Berkovitch semblait sur le point d'accomplir l'impossible. Mais l'aube approchant, l'écart s'est réduit jusqu'à ce que les projections donnent Leon victorieux, à 51,54%. Alors que Dery, juge et partie, a déjà proclamé la victoire de son poulain, Berkovitch refuse toujours, plus de 48 heures plus tard, de reconnaître sa défaite.

Son équipe de campagne accuse Leon de fraude. Florilège : envoi massif de fake news racistes par SMS, bandes de «criminels» (sic) remplaçant les posters du Réveil par des promesses mensongères, pensionnaires séniles des maisons de retraite traînés en bus jusqu'aux isoloirs, etc. Berkovitch réclame aussi que les 9 000 bulletins des soldats qui ont voté de leurs garnisons soient dépouillés, malgré les 6 000 voix d'avance de Leon.

«Un maire qui n’a pas de programme»

Pour Daniel Seidemann, fondateur de l'ONG Jérusalem terrestre, les jeux sont faits, le retard impossible à combler. Leon est le nouvel édile de la ville qu'on dit «trois fois sainte», même si aucun membre de son parti n'a réussi à se faire élire au conseil municipal, dominé par les ultraorthodoxes. «Ce qui est fascinant, c'est que nous avons désormais un maire qui n'a pas de programme, aucune base électorale et n'a de compte à rendre qu'à une poignée de rabbins, Dery et Lieberman, poursuit-il. On peut donc dire que les élections sont décidées par ceux qui boycottent (les Palestiniens), ceux qui votent comme on leur a ordonné (les ultraorthodoxes) et les abstentionnistes [seul un tiers des habitants ont voté, ndlr]. Ça en dit long sur la santé démocratique de la ville.»

Il y a pourtant quelques raisons d’espérer, estime ce spécialiste des arcanes municipaux : «Compte tenu des circonstances, ce qu’a fait Berkovitch est plus que remarquable. D’autant que ses résultats doivent en partie à une fraction de jeunes ultraorthodoxes qui se sont dressés contre les consignes de leurs rabbins.» Phénomène inédit, potentiellement annonciateur du décloisonnement de cette communauté à la croissance démographique exponentielle. Le «satan laïque» aura peut-être plus de chances la prochaine fois.