Long Island City est l'un de ces quartiers new-yorkais qui changent plus vite que le cours du Dow Jones. Des nouvelles tours, bureaux et condominiums de luxe y poussent à vue d'œil. Rattaché en 1898 à la ville de New York, ce quartier du Queens – l'un des cinq boroughs de Big Apple – avec sa vue imprenable sur l'East River et le flanc Est de Manhattan, est en pleine transition. Derrière ses nombreux entrepôts se dresse désormais un eldorado vertical, encouragé par des incitations fiscales pour promoteurs et entreprises. Long Island City («LIC», comme on l'appelle ici) connaît le plus fort développement de l'immobilier neuf de New York, ce qui n'est pas peu dire. Environ 3 000 nouvelles unités (logements, bureaux…) ont été mises en vente au premier semestre 2018, et 3 300 unités supplémentaires doivent être livrées d'ici à 2020, selon le Department of Building. Et depuis mardi, LIC attend un nouvel arrivant aussi notoire qu'encombrant : le nouveau siège du géant du commerce en ligne Amazon.
Concours de beauté municipal
Près de 240 villes s'étaient portées candidates pour accueillir le «HQ2», le nouveau QG d'Amazon qui secondera son siège historique de Seattle. La promesse de 50 000 emplois a fait de ce processus d'un an un véritable concours de beauté municipal, pour tenter de séduire Jeff Bezos, le PDG d'Amazon. Souhaitant renforcer sa présence sur la côte Est, l'entreprise a finalement choisi de répartir HQ2 sur deux sites : Crystal City (Virginie), dans la banlieue de Washington DC, et donc Long Island City. L'annonce officielle a été célébrée comme une victoire par le maire de New York, Bill de Blasio, et le gouverneur de l'Etat, Andrew Cuomo, tous deux démocrates. «Avec un salaire moyen de 150 000 dollars par an [soit 131 000 euros, ndlr] et les dizaines de milliers d'emplois qu'Amazon va créer dans le Queens, les opportunités économiques et les investissements vont fleurir dans toute la région», s'est réjoui Cuomo lors d'une conférence de presse, ajoutant que l'entreprise allait générer «27,5 milliards de dollars de recettes fiscales pour la ville en vingt-cinq ans».
Les embauches doivent commencer dès 2019. Les futurs bâtiments, forcément massifs pour accueillir des dizaines de milliers d'employés, seront construits le long de l'East River. «La venue d'Amazon met Long Island City sur la carte du monde ! s'enthousiasme Rick Rosa, un agent immobilier qui vit dans le quartier depuis la fin des années 90. LIC, il y a quinze ans, c'était une décharge industrielle», entre usines et raffineries de pétrole désaffectées. Le quartier est bordé à l'ouest par l'estuaire de Newtown Creek, qui charrie des eaux parmi les plus polluées du pays.
L'expansion urbaine de LIC, qui compte 80 000 habitants, soit 21 % de plus qu'il y a cinq ans, fait fi des eaux contaminées et des risques d'inondation élevés. Aujourd'hui, les anciens docks industriels sont classés monuments historiques, et les mouettes se prélassent sur des quais réaménagés. Ce mercredi matin glacial mais ensoleillé, on charge et décharge des gros camions, des élégants en costard croisent des ouvriers en combinaison grise. Des grues se hérissent au-dessus de garages antiques et de parkings, où dorment des taxis jaunes. «Les choses ont déjà beaucoup changé ces dernières années, mais Amazon catapulte LIC à un autre niveau», se félicite Rick Rosa, qui récite l'augmentation du prix du mètre carré.
«Exclus du processus»
Les autorités new-yorkaises n’ont pas lésiné sur les courbettes devant le roi Bezos. Outre la modification de leurs plans pour le réaménagement des quais, le déménagement d’un centre de distribution de repas scolaires et les autorisations pour l’hélipad de Jeff Bezos, elles ont généreusement accordé 1,7 milliard de dollars d’avantages fiscaux de l’Etat et des centaines de millions supplémentaires de la ville à l’entreprise. En tenant compte des aides directes et des engagements pris en matière d’installations et d’infrastructures, l’enveloppe totale à destination de la multinationale qui pèse déjà 50 % de l’e-commerce aux Etats-Unis pourrait atteindre 3 milliards de dollars.
Une générosité qui a fait bondir certains élus locaux, et une partie des habitants de LIC, qui manifestaient mercredi, à quelques mètres du futur site de HQ2. «New York, et le Queens en particulier, font face à une crise du logement, à une crise des transports en commun, de l'école publique : toutes les subventions devraient être concentrées sur ces questions, pas être données à l'homme le plus riche du monde ! s'agace l'élu municipal du Queens Jimmy Van Bramer. Bezos est un bon businessman. Il a pris tout ce qu'il pouvait prendre, et Cuomo et De Blasio lui ont tout donné. Nous, les élus locaux, avons été exclus du processus.» Les manifestants ont détourné le logo d'Amazon, omniprésent sur les camions bleus qui sillonnent les autoroutes américaines ou sur les colis qui patientent dans les halls d'entrée. Sur des cartons entassés devant les caméras, la flèche en forme de sourire en coin fait aujourd'hui une moue mécontente.
Comme dans d'autres quartiers de New York, la gentrification à Long Island City est brutale. «Ces dernières années, des restaurants et des bars ont ouvert, mais [le quartier] manque cruellement d'écoles et de commerces de proximité, et le prix des produits dans les supermarchés s'est envolé, raconte Steven Edgar, un ingénieur de 63 ans, locataire à LIC depuis trente ans, qui huait copieusement chaque mention d'Amazon pendant les discours à la manifestation. C'est bien de construire tous ces nouveaux appartements, mais ce quartier n'est pas dimensionné pour accueillir tout ce monde-là. Les métros sont bondés et vétustes, et à LIC, quand il pleut, les égouts débordent…» Il est rejoint par un vieil ami, Meir Newman, propriétaire d'un magasin de carrelage et de salle de bain installé tout près. «Il faut surfer sur la vague, au lieu de chercher à aller contre, lui répond-il. Ces milliers de nouveaux employés, ça fait plein de nouveaux habitants, de nouveaux clients, ça va être bien pour les petits commerces comme le mien.»
Les opposants au HQ2 évoquent l’exemple de Seattle, capitale historique d’Amazon, qui y a investi 38 milliards de dollars. Avec le développement du mastodonte et ses 45 000 employés à hauts revenus, Seattle est devenu l’une des villes les plus chères des Etats-Unis, repoussant ses habitants les plus démunis dans des banlieues lointaines. La municipalité a dû déclarer l’état d’urgence en 2015 devant le nombre record de sans-abri, et instauré une taxe sur les grandes entreprises pour financer cette aide, à laquelle s’était opposé… Amazon.
A un jet de pierre de ses futurs locaux de Long Island City, se déploie Queensbridge Houses, le plus gros ensemble de logements sociaux des Etats-Unis. Trente immeubles austères, ni gris ni brun, où le taux de pauvreté avoisine les 50 %. Construit à la fin des années 30, Queensbridge Houses a concentré tous les maux des dortoirs urbains de la seconde moitié du XXe siècle. C'est là qu'a grandi le rappeur Nas et le duo hip-hop Mobb Deep. «Aujourd'hui, le quartier va mieux, même si on a toujours des problèmes de drogue, de violence armée, de criminalité et de pauvreté», énumère Christopher Hanway, directeur du Jacob A. Riis Neighborhood Settlement House, un centre social établi en plein cœur du complexe. Officiellement, 7 000 personnes, majoritairement afro-américaines ou latinos, habitent ici, «mais on estime qu'elles sont plutôt 11 000 , en comptant les personnes non déclarées ou sans papiers», ajoute-t-il. Les caisses de l'agence new-yorkaise qui gère les logements sociaux sont vides, «et les habitations sont souvent en très mauvais état. Il y a de la moisissure, des fuites, et souvent, comme ce matin, pas d'eau chaude dans des bâtiments entiers». Son centre social est financé à 80 % par des fonds publics, et à 20 % par des fonds privés, fondations ou entreprises. «Et c'est là qu'arrive le dilemme Amazon… concède Hanway. Il ne faut pas se leurrer : on ne pourra pas revenir sur l'accord passé avec les autorités, aussi déshonorant soit-il. Mais on doit sécuriser le maximum d'opportunités pour la communauté.»
«Des jobs de secrétaire…»
Le mastodonte du commerce en ligne a déjà mis sur la table un programme de stages et de formations de 5 millions de dollars, et promis qu'elle participerait au salon pour l'emploi organisé à Queensbridge Houses. «Pour l'instant, ce sont des engagements très faibles…» déplore le travailleur social, qui rappelle le chômage massif (28 %) et le sous-emploi des habitants du quartier. «C'est sûr que les boulots superqualifiés et bien payés ne sont pas pour nous, mais Amazon aura bien des jobs de secrétaires, d'électriciens, de maintenance…» espère Aryana, 27 ans, rencontrée à la sortie du bus. Dans son barber shop surchauffé, Eric tempère : «Pour l'économie globale de la ville, c'est une bonne chose. Au cas par cas, c'est une autre histoire.» «Ça devient de plus en plus dur de vivre ici pour les familles à faibles revenus, déplore Jason, un client. On a déjà l'impression qu'on nous met dehors.»
Des enfants jouent au basket dans le gymnase du centre social. Christopher Hanway soupire, entre les bruits de ballons et les cris : «Certains quartiers de Long Island City ont énormément changé. Queensbridge Houses, pas tellement. Ça fait quelques années que LIC, c'est déjà le conte de deux cités. Disons qu'avec l'arrivée d'Amazon, ça va empirer.»