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Civils

Contre l’EI, l’exorbitant prix du sang

Aux victimes de l’Etat islamique, s’ajoutent les civils pris au piège et tués par les frappes aériennes antijihadistes : un bilan humain minimisé par la coalition, qui pourrait pourtant se chiffrer en milliers de personnes.
Cinq corps exhumés d'un charnier à Raqqa le 21 juin. (Photo Ivor Prickett. NYT. Redux-REA)
publié le 21 novembre 2018 à 18h46

Pas un mois ne passe, depuis que l'Etat islamique (EI) a été évincé de la quasi-totalité des territoires qu'il contrôlait en Irak et en Syrie, sans qu'un nouveau charnier ne soit découvert. Aux milliers de victimes des exécutions et exactions de l'organisation terroriste, s'ajoutent un nombre indéterminé de civils tués lors des combats ou sous les bombardements menés par la coalition antijihadiste. Les informations sur les victimes des attaques occidentales sont la plupart du temps contestées ou même ignorées par les responsables militaires. Samedi dernier encore, une frappe de la coalition internationale dans la région de Deir el-Zor, dans l'est de la Syrie, l'un des derniers fronts de la guerre contre l'EI, aurait tué une quarantaine de civils, dont 17 enfants. L'information de l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH) a été formellement démentie par le commandement américain de la coalition. «Eviter des pertes civiles constitue notre priorité absolue lorsque nous menons des frappes contre des cibles militaires légitimes», indiquait la semaine dernière encore le porte-parole de la coalition, le colonel Sean Ryan, à propos d'un précédent raid qui aurait fait une trentaine de morts, dont 13 enfants, sur une autre localité de la même région, le 13 novembre.

«Aucune transparence»

Cette polémique n'est que le dernier exemple d'une routine qui se renouvelle régulièrement depuis le lancement en 2014 de l'offensive internationale contre les jihadistes. Le coût humain de la victoire, en particulier à Mossoul en Irak à l'été 2017, puis à Raqqa en Syrie en octobre suivant, est toujours discuté. Les combats ont provoqué le déplacement de centaines de milliers d'habitants. Ceux qui sont restés, pris en otage par les jihadistes ou dans l'incapacité de se déplacer, se sont retrouvés pendant des mois pris au piège et sous le feu de l'aviation de la coalition. Le nombre de victimes «collatérales» de ces frappes se chiffre par milliers. Entre 9 000 et 11 000 civils auraient péri pendant la bataille de Mossoul, selon les informations de l'agence Associated Press à la fin de l'année 2017. «Des estimations plus de dix fois supérieures aux chiffres indiqués par les forces de la coalition, qui ont revendiqué la responsabilité de 326 morts seulement», selon Amnesty International.

«Aucun effort de transparence n'est fait par la coalition militaire anti-Daech, dirigée par les Etats-Unis. Des mesures pour la protection des civils lors des attaques, aériennes en particulier, seraient prises par la coalition, mais nous n'arrivons pas à obtenir d'informations ou d'exemples dans ce sens», indique Nadim Houry, directeur du programme «terrorisme et lutte antiterroriste» de l'organisation Human Rights Watch (HRW). «Nous réclamons un mécanisme de reconnaissance et d'enquête qui permette de mieux identifier les victimes des attaques de la coalition, y compris pour les distinguer de celles exécutées par Daech, dans les fosses communes. Mais il n'y a pas de vraie volonté politique internationale pour créer un tel mécanisme, notamment une base de données sur les disparus et les morts identifiés sur la foi des témoignages des familles et proches concernés», poursuit Houry, qui s'est rendu à Raqqa en septembre dernier. Sur place, une «équipe de réponse d'urgence», mise en place par le Conseil civil de Raqqa début 2018, s'active à la recherche et l'identification des victimes. Sur les 2 871 corps découverts, 540 ont été remis à leurs familles mais plus de 2 300 sont mutilés et non identifiés. «Les services locaux à Raqqa sont actifs et motivés mais la tâche est trop énorme et leurs moyens trop faibles pour mener l'entreprise», constate Nadim Houry.

Difficile distinction

Il est souvent difficile de faire la distinction entre jihadistes et civils dans les zones contrôlées par l'EI, d'autant que les combattants se cachent régulièrement parmi les habitants, tandis que leurs propres familles sont souvent victimes des raids qui les visent. «Nous considérons comme civils tous ceux qui ne sont pas des combattants de Daech, y compris les membres de l'organisation qui ne portent pas les armes», précise Nadim Houry.

Une définition que les pays membres de la coalition antijihadiste auraient sans doute du mal à accepter, alors qu’ils se refusent même à reconnaître les enfants tués par leurs frappes comme des «victimes collatérales».

Photo Charles Thiefaine