Menu
Libération
Sayonara

Débarqué de Nissan, Carlos Ghosn reste muet dans sa cellule

Accusé d'avoir dissimulé la moitié de ses revenus et d'autres malversations, le PDG de l'alliance Renault-Nissan a été révoqué de ses fonctions à la tête du constructeur japonais. La question de son maintien à la tête du groupe français se pose désormais.
Carlos Ghosn, le président révoqué de Nissan Motors, lors d'une conférence de presse le 12 mai 2011 à Yokohama au Japon (Photo KAZUHIRO NOGI. AFP)
publié le 22 novembre 2018 à 19h43

Au Japon, la chute de l’empereur Ghosn est déjà actée. Le conseil d’administration de Nissan a décidé jeudi soir d’évincer le bâtisseur de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, trois jours seulement après son arrestation spectaculaire sur le tarmac de l’aéroport de Haneda à Tokyo. Le géant automobile japonais a révoqué de son poste de président non exécutif celui qui l’avait sauvé de la faillite il y a vingt ans, mais qui est aujourd’hui accusé de diverses malversations financières.

Dans un communiqué, le groupe Nissan explique cette décision radicale par «des actes graves confirmés». Il mentionne «une minimisation de ses revenus durant une longue période dans les rapports financiers, une utilisation frauduleuse à des fins personnelles de fonds d'investissement et de notes de frais». Le Libano-Brésilo-Français est accusé d'avoir, avec des complices, «minimisé» de moitié sa rémunération entre juin 2011 et juin 2015, en déclarant aux services financiers une somme totale de 4,9 milliards de yens (environ 38 millions d'euros) au lieu de près de 10 milliards de yens. «Ce type de déclaration mensongère constitue une des fautes les plus graves au regard de la législation imposée aux entreprises cotées», a déclaré jeudi à la presse Shin Kukimoto, procureur adjoint de Tokyo.

La décision de limoger Carlos Ghosn a été prise à main levée et à l'unanimité. Sept administrateurs, six hommes et une femme, se sont réunis plus de quatre heures au siège du groupe à Yokohama, en banlieue de la capitale japonaise. Parmi eux, deux administrateurs représentant Renault, Jean-Baptiste Duzan et Bernard Rey, devaient a priori demander une suspension temporaire de Carlos Ghosn plutôt qu'une éviction définitive. Mais ils ont finalement baissé eux aussi le pouce, apparemment convaincus par les preuves présentées. Accusé de complicité, Greg Kelly, le bras droit de Ghosn, a lui aussi été démis de ses fonctions. C'est Hiroto Saikawa, patron exécutif de Nissan depuis avril 2017, qui a dirigé l'éviction du big boss de l'alliance. Fidèle lieutenant de Carlos Ghosn pendant des années, il a eu dès lundi des mots très durs envers son mentor : «C'est un problème que tant d'autorité ait été accordée à une seule personne», avait-il asséné, avant d'évoquer le «côté obscur» de Ghosn.

Des charges «très précises»

Mitsubishi Motors, le troisième membre de l'alliance, devrait également décider de destituer le charismatique patron de sa présidence à l'occasion d'un conseil prévu la semaine prochaine. Quant au constructeur français Renault, il s'est jusque-là montré plus prudent, ou embarrassé, en maintenant son PDG «empêché» en fonction. Le conseil d'administration de la marque au losange a simplement confié les commandes de Renault au numéro 2 de l'entreprise, Thierry Bolloré, à titre intérimaire. Mais Carlos Ghosn est désormais sur un siège éjectable. Mercredi, le ministre de l'Economie Bruno Le Maire demandait encore à Nissan de «fournir des preuves» pour étayer les accusations visant Carlos Ghosn et appelait au «respect de la présomption d'innocence». Interrogé jeudi par l'agence Reuters, un membre du cabinet d'Emmanuel Macron a reconnu que les charges de la justice japonaise étaient «très violentes» mais aussi «très précises»…

Mercredi, la garde à vue de Carlos Ghosn a été prolongée de dix jours, soit jusqu’au 30 novembre, afin de poursuivre les investigations. L’incarcération pourrait néanmoins être plus longue encore. Le procureur Shin Kukimoto s’est montré peu disert sur les faits reprochés et a refusé de préciser si le dirigeant de 64 ans les avait reconnus ou non. Mais les médias japonais multiplient les révélations. Selon la télé publique NHK, Carlos Ghosn aurait perçu 900 000 dollars par an (788 000 euros) de revenus non déclarés via une filiale néerlandaise de Nissan. Il aurait aussi fait financer par le groupe six propriétés luxueuses, dans des villes telles que Paris, Amsterdam, Rio de Janeiro et Beyrouth. Certains de ces biens immobiliers auraient été achetés avec des liquidités de Nissan via des sociétés situées dans un paradis fiscal des îles Vierges britanniques. Le tout pour un montant de 18,7 millions de dollars.

Des courriers électroniques prouveraient aussi que Carlos Ghosn aurait demandé à son lieutenant Greg Kelly de falsifier ses déclarations de revenus. Il aurait aussi détourné à son profit une partie des rémunérations des autres membres du conseil d’administration de Nissan. Et aurait par ailleurs fourni un emploi de conseil fictif à sa sœur aînée, lui assurant 100 000 dollars par an depuis 2002, toujours aux frais du groupe…

Barreaux de fer

Depuis son arrestation, Carlos Ghosn est resté silencieux sur ces accusations. Il est détenu dans un centre pénitentiaire du nord de Tokyo, un établissement réputé austère où sont notamment reclus des condamnés à mort. Réveil à 7 heures et extinction des feux à 21 heures. Des cellules solitaires, avec un lit, des toilettes et une fenêtre à barreaux de fer. Trois repas par jour, trente minutes d’exercice dans une cour grillagée et deux bains par semaine. Au Japon, les suspects n’ont le droit de recevoir ni coup de fil ni mail. C’est la police qui contacte l’avocat. Les proches peuvent faire une visite par semaine de quinze minutes maximum. Mais les échanges doivent se faire sous la surveillance d’un policier et en japonais uniquement. Une langue qu’il maîtriserait mal et sa femme pas du tout.

Nissan reconnaît, d'une certaine manière, sa part de responsabilité dans les dérives dont est accusé Carlos Ghosn puisque le groupe a l'intention de revoir le système de rémunération des membres du conseil d'administration. Cette rémunération était effectivement laissée à la discrétion de Carlos Ghosn qui, en 2017, s'était attribué un salaire de 1,1 milliard de yens par an chez Nissan en plus de ses 7,4 millions d'euros chez Renault. Les ministres français et japonais de l'Economie qui se sont rencontrés jeudi à Paris pour évoquer cette affaire ont réaffirmé «l'important soutien» de Paris et Tokyo «à l'alliance formée entre Renault et Nissan et leur souhait partagé de maintenir cette coopération gagnante». Nissan a aussi tenu à souligner que «le partenariat de longue date avec Renault restait intact».

«La thèse d’un complot» ne tient pas

Mais un nouveau rapport de forces pourrait s'engager entre la firme japonaise et son partenaire français dans l'alliance. Détenu à 43% par Renault, Nissan ne possède que 15% du français alors que le japonais pèse aujourd'hui deux fois plus lourd. Selon le quotidien économique Nikkei, Carlos Ghosn, craignant un renversement du pouvoir au profit de Nissan, cherchait à accélérer une fusion entre les deux groupes. Et «il était possible qu'un plan concret soit prêt au printemps prochain». Une option rejetée par le patron de Nissan, qui était pourtant jusque-là le fidèle lieutenant de Carlos Ghosn. De leur côté, les autorités françaises disent ne pas «vouloir croire à la thèse d'un complot» : «Nissan est une société cotée et aurait trop à perdre dans cette histoire si un coup tordu était avéré», confiait mercredi à Libération un haut fonctionnaire de Bercy.