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Libération
Décryptage

En Ukraine, Porochenko passe à l’offensive

Après les affrontements maritimes de dimanche, l’instauration de la loi martiale voulue par le Président suscite des critiques, y compris chez les Ukrainiens opposés aux séparatistes prorusses.
Au Parlement ukrainien à Kiev, lundi. Au centre, le chef du Parti radical, Oleh Lyashko. (Photo Valentyn Ogirenko. Reuters)
publié le 26 novembre 2018 à 21h06

La séance extraordinaire de la Verkhovna Rada a été fidèle à la tradition de séances chaotiques du Parlement ukrainien. Convoquée en urgence dès dimanche après les affrontements en mer Noire, elle a voté lundi soir le projet présidentiel instaurant la loi martiale pour trente jours dans les zones frontalières. En début de séance, plusieurs groupes parlementaires avaient bloqué le perchoir, réclamant une entrevue avec le chef de l’Etat.

Les événements ont été suivis avec une grande attention dans le pays : au fil des déboires des trois navires militaires ukrainiens et leur capture par les bateaux russes, les réseaux sociaux ont été inondés de remarques injurieuses à l’encontre de la Russie de Vladimir Poutine. La plupart des Ukrainiens vivent cette bataille navale comme un épisode de plus du conflit qui perdure depuis 2014 entre Kiev et Moscou.

Loin des efforts de minimisation de la gravité de la situation par Moscou, la réaction des autorités ukrainiennes a été immédiate. Le Président, Petro Porochenko, a dénoncé un «acte d'agression militaire». Il appelle la communauté internationale à adopter de nouvelles sanctions contre la Russie. Le ministre ukrainien de l'Intérieur, Arsen Avakov, implore, lui, de «dépasser le cadre des discours de soutien pour adopter des mesures concrètes».

L’instauration de la loi martiale est-elle la bonne solution ?

La pertinence de recourir à la loi martiale pendant trente jours, proposée par le Président, Petro Porochenko, et son conseil de guerre, dès dimanche, soulève de nombreuses interrogations. Appliquée aux seules zones de conflit, il n’est pas évident qu’elle contribue à apaiser la situation militaire. Et ce d’autant que le Président est resté évasif sur ses implications : lancement d’une mobilisation partielle, restriction de libertés civiles, contrôle de la sphère médiatique ou limitation de manifestations d’opposition.

En écho, de nombreux observateurs ainsi que trois anciens présidents de l'Ukraine indépendante, Leonid Kravtchouk, Leonid Koutchma et Viktor Iouchtchenko, ont émis des doutes sur le besoin d'un état d'urgence. «Il y a eu de nombreuses occasions au cours des cinq dernières années, quand nous avons souffert, avec des milliers de morts, où l'état d'urgence aurait été opportun et possible, a ainsi analysé Leonid Kravtchouk. Mais prendre un tel risque maintenant peut-il contribuer à faire face à l'agresseur ?»

Les groupes ultranationalistes ont joué leur propre partition. Dans la matinée de lundi, plusieurs centaines de militants du parti ultraradical Natsionalniy Korpus («Corpus national») se sont réunis dans le centre de Kiev pour soutenir l'instauration de l'état d'urgence, à condition qu'il ne serve pas une «énième manipulation politicienne dans le contexte de l'élection présidentielle de mars 2019», pouvait-on entendre dans les discours. De fait, Petro Porochenko ne part pas favori à sa propre réélection et les inquiétudes sont nombreuses sur les éventuels abus qu'il pourrait faire avec la loi martiale.

Que s’est-il passé dimanche entre la mer d’Azov et la mer Noire ?

Ce n’était pas la pire escalade du conflit ouvert qui oppose la Russie et l’Ukraine depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et le début de la guerre dans le Donbass, et qui a déjà coûté la vie à plus de 10 300 personnes. Mais l’attaque de trois navires ukrainiens en mer Noire par les gardes-frontières et les services de sécurité russes (FSB) constitue le premier affrontement public entre les forces régulières des deux pays.

Un remorqueur et deux corvettes, envoyées du port d’Odessa à l’ouest de l’Ukraine pour rejoindre la mer d’Azov, à l’est, ont été pris à partie par les autorités russes. L’un a été éperonné dans l’après-midi de dimanche, les deux autres pourchassés, menacés et abordés dans la soirée. Plus d’une vingtaine de marins ukrainiens seraient prisonniers des Russes, dont six blessés.

La flotte ukrainienne, encore sous le coup de la perte de 70 % de ses navires en Crimée en 2014, n’a pas pu venir en aide à ses bâtiments, d’autant que la Russie avait déployé une petite armada sur place. En plus d’un navire cargo positionné pour bloquer le passage sous le pont de Kertch, plusieurs bateaux des gardes-frontières et du FSB sillonnaient la zone, sous le regard de deux hélicoptères et deux chasseurs de classe Soukhoï.

Où en est-on dans le conflit gelé entre la Russie et l’Ukraine ?

Le conflit dans l’est de l’Ukraine est toujours une réalité meurtrière pour les trois millions de personnes qui vivent le long de la ligne de front. Dans les dernières 48 heures, au moins quatre soldats ukrainiens ont été blessés dans des duels d’artillerie. Les Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, soutenues par la Russie, ont tenu des élections présidentielle et législatives le 11 novembre. Si elles n’ont pas été reconnues par la communauté internationale, elles sont un signe que les autorités séparatistes accentuent leur rupture avec le reste de l’Ukraine, et se désengagent du processus de paix de Minsk de 2014 qui prévoyait des élections locales dans le cadre de la législation ukrainienne.

Le processus de paix est gelé depuis de nombreux mois, hormis de rares échanges de prisonniers. Dans ce contexte, les Ukrainiens mènent quelques offensives localisées visant à saisir des positions isolées. Mais la stratégie de Kiev vise à établir de solides lignes de défense dans l’est du pays et s’attelle à fortifier ses frontières avec la Russie. Très actif dans le développement d’un système de défense sur terre, le haut commandement militaire ukrainien s’est aperçu, sur le tard, de son manque de prise sur la mer d’Azov et de la vulnérabilité de ses côtes. Il se remet péniblement de la perte de sa flotte en Crimée et cherche à rénover les orientations stratégiques de sa marine. D’où la décision de dépêcher trois navires militaires pour renforcer la protection des ports ukrainiens.