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Libération
Interview

Mafia : «Les boss veulent me tuer car je leur ai fait perdre des millions d’euros»

Le journaliste italien Paolo Borrometi, au cœur du dernier rapport de Reporters sans frontières, raconte sa vie sous haute protection depuis qu’il a révélé les affaires des agro-mafias qui ont colonisé l’UE.
Paolo Borrometi, le 28 avril à Rome. (Photo Fabrizio Villa. Getty Images)
publié le 30 novembre 2018 à 19h26

Il devait témoigner jeudi à Paris pour la présentation du rapport de Reporters sans frontières (RSF) intitulé «Journalistes, bêtes noires de la mafia». Mais pour des raisons de sécurité, Paolo Borrometi n'a pas pu faire le voyage. A 35 ans, ce journaliste né en Sicile s'est spécialisé dans les enquêtes sur les agro-mafias, dont les clans inondent en fruits et en légumes les tables de toute l'Europe. Après avoir mis en lumière les exactions des clans mafieux dans les colonnes du quotidien Giornale di Sicilia, puis en ligne sur le site La Spia, qu'il a créé en 2013, Paolo Borrometi a été menacé de mort à plusieurs reprises. Depuis cinq ans, jour et nuit, il vit sous escorte. Et continue de faire son «devoir» de journaliste.

Pourquoi n’êtes-vous pas venu à Paris ?

La France n'a pas voulu mettre à ma disposition de service de protection rapprochée et les autorités italiennes m'ont donc déconseillé de venir à Paris sans escorte, surtout après la découverte, il y a quelques mois [en avril, ndlr] d'un projet d'attentat contre moi.

Qu’est-ce que la police italienne a mis au jour ?

En procédant à des écoutes, les autorités ont découvert que je devais mourir avec mon escorte policière lors d'un attentat à la voiture piégée, selon le même mode opératoire que celui employé contre mon amie Daphne Caruana Galizia [journaliste maltaise assassinée en octobre 2017]. L'un des plus féroces clans de Cosa Nostra [le clan Cappello] avait prévu de me tuer lors de ma venue en Sicile pour une conférence. La magistrature et la police italienne ont appris que la mafia avait loué une maison pour en faire sa base opérationnelle, une voiture avait été volée. Les autorités italiennes m'ont à nouveau sauvé la vie.

Un attentat comme ceux commis contre les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino en 1992 ?

Oui, d'après les interceptions de l'un des boss de Pachino [village dans la province de Syracuse] avec ses fils. Ils ont évoqué les années 90, parlé d'un «boum et tout le monde à terre», d'un «feu d'artifice», bref, le langage classique de ceux qui préparent un coup. Et à partir du moment où certains d'entre eux ont été arrêtés, ils ont revendiqué le projet de me tuer parce que mes enquêtes ont révélé leurs agissements. Les boss me reprochent d'avoir parlé d'eux quand personne ne le faisait et de leur avoir fait perdre des millions d'euros de contrats.

Ce projet d’attentat a-t-il été assez pris au sérieux ?

Malheureusement, en Italie, on considère que si quelque chose n’a pas lieu, cela signifie qu’il ne devait pas avoir lieu. Je m’explique : à partir du moment où l’attentat ne s’est pas produit, certains ont déclaré que les mafieux ne voulaient pas vraiment le faire.

Comment a débuté cette menace de la mafia ?

Les premiers avertissements remontent à 2013. Avec un poinçon, ils ont gravé «Fais attention» en grosses lettres sur ma voiture. Puis j'ai reçu des lettres avec des cartouches, des appels anonymes, des injures sur Facebook, avant l'agression de 2014. Cette année-là, en pleine rue, deux hommes encagoulés m'ont fracassé l'épaule droite. Désormais, je vis avec cette infirmité définitive et sous escorte. Ensuite, une nuit d'août, ils ont mis le feu à la porte de ma maison, à la campagne en Sicile, avant d'incendier tout le bâtiment où je me trouvais avec mes parents. On a pu s'en sortir grâce à l'intervention des forces de l'ordre. L'Etat m'a sauvé la vie. Le quotidien sous escorte est un drame qui supprime ce qui a été ta vie.

Quels sont les thèmes, les articles qui vous ont le plus exposé ?

Quand on parle de la mafia en Sicile, on pense aux clans de Palerme, de Trapani, de Catane. Mais il y en a une autre, plus riche, qui est celle de Syracuse et Raguse, d’où partent les affaires les plus importantes : les tomates, les aubergines, vont sur toutes les tables d’Europe. Avec mes enquêtes, j’ai mis en lumière le rôle de La Fenice SRL, la société la plus importante du consortium IGP de la tomate de Pachino. Ce consortium est une marque qui permet de garantir la qualité du produit et, avec cette marque, le clan commercialisait ses produits dans toute l’Italie et toute l’Europe. Je travaille sur les agro-mafias qui, après les clans opérant sur les drogues, sont les plus dangereuses au monde. Je raconte des histoires de clans qui distribuent sur les tables des Italiens et des Européens les légumes et les fruits de la Sicile. J’explique qu’acheter ces produits revient à donner de l’argent directement à la mafia. Je ne fais rien d’autre que mettre en lumière ces pratiques en écrivant des articles pour les dénoncer. C’est mon métier. Bien sûr que j’ai peur. Tous les jours. Bien sûr nous travaillons dans la solitude. Mais nous sommes journalistes, nous devons continuer à raconter.

Les mafias sont-elles plus puissantes aujourd’hui ?

Elles font des affaires autrement plus importantes aujourd'hui qu'à l'époque de Borsellino et Falcone. Elles sont pires. Dans les années 90, elles tuaient et tiraient plus à visage découvert et étaient un facteur de désordre. Désormais, les citoyens d'Europe ne se rendent plus compte combien les mafias sont présentes dans nos pays et dangereuses. Elles créent des entreprises et investissent dans des marchés avec l'argent sale, en Allemagne, en France… Elles ont colonisé l'Union européenne. L'Allemagne a réalisé que la mafia calabraise [la 'Ndrangheta] était présente sur son sol à la suite de la tuerie de Duisbourg [six morts en 2007]. Mais elle était là depuis des années. Quand les mafias ne tirent pas à balles réelles, cela signifie qu'elles font des affaires avec notre argent. Et elles sont encore plus dangereuses.

Avec 196 journalistes sous protection, l’Italie est-elle un pays à part ?

L’Italie est l’un des pays en Europe qui a connu le plus grand nombre de victimes journalistes. Ces dernières années, plus d’une dizaine ont été tués par la mafia. La liberté de la presse a toujours été un problème énorme dans notre pays. Elle devrait être le chien de garde de la démocratie. Malheureusement, un peu trop souvent, elle reste un chien de compagnie.