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Censure

Université Soros : «Nous sommes chassés de Hongrie»

Après le refus du Premier ministre Viktor Orbán de prolonger l'accréditation de l'université d'Europe centrale, qui va aller s'installer à Vienne, recteurs et étudiants fustigent le manque de soutien de l'Union européenne.
L'université d'Europe centrale à Budapest le 3 décembre. (Photo Attila Kisbenedek.AFP)
publié le 7 décembre 2018 à 18h10

Devant l'ancien palais XVIIIe, siège de l'Université d'Europe centrale (CEU), quelques bougies alignées sur le trottoir, en guise d'hommage funèbre. A l'intérieur, ambiance morose. Etudiants et enseignants sont consternés depuis que la prestigieuse institution, fondée à Budapest il y a vingt-sept ans par le milliardaire américano-hongrois George Soros, a annoncé qu'elle transférait l'essentiel de ses activités à Vienne. «Nous sommes chassés de Hongrie. C'est une attaque contre la liberté académique», s'indigne son recteur, Michael Ignatieff. «Et demain, le pouvoir va commencer à brûler des livres», enrage une diplômée de CEU sur les réseaux sociaux.

Le Premier ministre national-souverainiste Viktor Orbán, refuse de prolonger l'accréditation de CEU qui permet à cette dernière de délivrer des diplômes reconnus aux Etats-Unis. L'institution spécialisée en sciences sociales et politiques a pourtant respecté les exigences posées par une nouvelle loi hongroise et ouvert une filière universitaire aux Etats-Unis. Mais le gouvernement maintient que CEU ne respecte pas la loi, «un mensonge pur et simple», proteste Eva Fodor, la rectrice-adjointe.

Lâchage et abandon

«L'Union européenne nous a laissés tomber», confie une enseignante sous couvert d'anonymat. Ce sentiment de lâchage et d'abandon par les institutions communautaires est largement partagé, même si la Commission européenne a porté plainte contre la Hongrie devant la Cour européenne de justice. Y compris parmi les étudiants non hongrois (60% de l'effectif), très critiques vis-à-vis de l'UE. Inscrit en master de sciences politiques, Mehmet Yavuz, originaire de Turquie, fustige la mollesse du Parti populaire européen (PPE), groupe conservateur du Parlement européen auquel appartient le parti de Viktor Orbán.

«Le PPE a dit plusieurs fois qu'il y avait une ligne rouge, et que si le gouvernement hongrois la franchissait, il aurait des problèmes. Or le gouvernement Orbán a clairement dépassé cette ligne et le PPE ne fait rien.» Le jeune homme ajoute : «C'est à cause des problèmes politiques et du manque de liberté d'expression dans mon pays que je suis venu étudier en Europe, à CEU. Et je retrouve les mêmes problèmes en Hongrie que chez moi… Alors qu'on est dans un pays membre de la Communauté européenne, qui a été fondée sur la liberté et la démocratie pour que tous les Européens vivent mieux. C'est ça, l'idée au cœur de l'Europe. Mais les dirigeants européens ne font pas leur travail, ici en Hongrie, pour préserver ces principes ! Ils n'imposent pas de sanctions au gouvernement.»

«Pas une université comme les autres»

Citoyen indien, Chirayu Thakkar, en master 2 de sciences politiques, après un premier master à Oxford, porte, lui aussi, un regard sévère sur les leaders des 27. «Si les dirigeants de l'Union européenne avaient fait pression, CEU aurait eu plus de chances de rester. Il fallait faire passer un message fort, convaincre les Hongrois que leur culture est solidement enracinée, qu'elle ne va pas être fragilisée par quelques centaines d'étudiants qui reçoivent une éducation libre. Là, mes amis et moi, qui venons d'autres continents, nous avons l'impression que l'Europe ne fonctionne plus. Cette inertie est un mauvais signal et l'Union européenne devra assumer sa responsabilité collective dans cette histoire».

Un ancien doctorant de CEU, qui souhaite garder l'anonymat, renchérit : «La sonnette d'alarme est tirée, l'Union européenne ne fonctionne plus pour promouvoir la démocratie sur son territoire, si un pays peut expulser une université pour des raisons politiques. Il faut que les dirigeants de l'UE commencent à réfléchir pour trouver des solutions. Je suis sûre que les chercheurs de CEU pourraient les y aider, plaisante-t-il. Car CEU n'est pas une université comme les autres, c'est aussi un centre de recherche sur la démocratie et les droits humains.»

Salaire de 600 euros

Tous ont l'impression d'un immense gâchis. Certes, l'université poursuivra ses activités à Vienne. Mais bien qu'elle ait annoncé maintenir des formations sur son campus à Budapest, «les étudiants ne sont pas intéressés par un diplôme hongrois mais par un diplôme américain. L'université ira là où vont les étudiants, et finira par quitter la Hongrie», analyse Istvan Posfai, étudiant hongrois.

Avec une bibliothèque de 500 000 livres ouverte à tous les Hongrois, des séminaires et des projets de recherche menés en coopération avec plusieurs universités magyares, CEU était très intégrée dans le tissu universitaire hongrois. Or, souligne Zoltan Gabor Szücs, chercheur à l'Académie hongroise des sciences, «certes, Vienne n'est qu'à deux heures trente de train de Budapest, mais avec un salaire net de 600 euros, les chercheurs hongrois n'auront pas les moyens d'aller à des séminaires en Autriche». Les liens avec la Hongrie vont inévitablement se distendre. C'était sans doute le but de la manœuvre.