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Le poète Pablo Neruda mérite-t-il un aéroport?

Le projet de donner le nom du prix Nobel chilien à l'aéroport de Santiago se heurte à son passé d'agresseur sexuel et de père défaillant.
Le 10 décembre 1971, Pablo Neruda se voit remettre le prix Nobel de littérature à Stockholm. (Photo PRESSENS BILD/AFP)
publié le 9 décembre 2018 à 16h55

Après plusieurs années d'enlisement bureaucratique, le projet de rebaptiser l'aéroport international de Santiago-du-Chili du nom de Pablo Neruda, écrivain couronné par le prix Nobel de littérature en 1971, semblait enfin en passe d'aboutir. Mais le mouvement #Metoo semble avoir rattrapé le poète latino-américain le plus célébré du XXe siècle. Lui sont reprochés aujourd'hui, quarante-cinq ans après sa mort, des comportements sexistes ou peu éthiques.

La proposition de changer le nom de l'aéroport avait été faite en 2011 par un groupe de députés du Parti communiste, formation dans laquelle a milité Pablo Neruda (de son vrai nim Neftali Reyes) toute sa vie, au point d'en écrire une longue Ode à Staline en 1953. La commission culturelle de la Chambre a mis sept ans avant de donner son feu vert, le mois dernier. Un délai dû à l'opposition des partisans de l'appellation actuelle, Comodoro Arturo Merino Benitez, en hommage au militaire fondateur de la ligne aérienne nationale (LAN) en 1929. Le compromis trouvé est de baptiser Pablo Neruda l'aéroport international, le terminal des vols internes gardant le nom historique.

Pot de chambre

La décision (que le gouvernement doit encore valider) a provoqué la colère des mouvements féministes, qui mettent en avant un viol confessé par l'écrivain dans ses mémoires, et le fait qu'il ait abandonné sa fille unique, lourdement handicapée. Les deux épisodes sont liés à son séjour en Asie, quand il était jeune diplomate. En 1929, à 25 ans, Neftali Reyes accepte un poste de consul à Rangoun (Birmanie). Il sera ensuite envoyé à Singapour, à Ceylan ou à Java. A Ceylan, décrit-il dans son livre J'avoue que j'ai vécu, paru quelques mois après sa mort, Neruda a un coup de foudre pour la domestique qui vide son pot de chambre tous les matins. Après l'avoir traînée dans sa chambre, il la viole et «la rencontre fut celle d'un homme avec une statue», écrit l'auteur, qui conclut laconiquement : «Elle avait raison de me mépriser. L'expérience ne s'est pas reproduite.»

L'histoire de l'abandon de sa fille a été révélée tardivement, grâce à deux livres parus aux Pays-Bas : Un si long oubli de Pauline Slot (2010) et Malva de Hagar Peeters (2015). Dans l'ouvrage cité plus haut, Pablo Neruda mentionne en quelques lignes son mariage, à Java, avec une fille de colons hollandais, Maryka Hagenaar. Mais il ne souffle mot de la naissance de leur enfant, Malva Marina, atteinte d'hydrocéphalie, en 1934 à Madrid. Le couple se sépare deux ans plus tard, quand éclate la guerre civile en Espagne. Le poète s'en retourne au Chili, sa femme et sa fille s'installent aux Pays-Bas.

«Cochon» 

Les échanges de lettres montrent l'indifférence de Neruda envers les deux femmes. Maryka lui écrit pour lui réclamer une pension alimentaire qu'il verse par intermittence (dans ses lettres, elle l'appelle «dear pig» ou «chancho», cochon). Neruda reste sourd aussi aux demandes de sa femme (détentrice d'un passeport chilien) pour obtenir un sauf-conduit diplomatique qui lui aurait permis de quitter, avec sa fille, le pays occupé par les nazis. Neruda en avait pourtant le pouvoir : entre-temps, il est revenu en Europe et, consul du Chili à Paris, il a permis en 1939 l'exfiltration de 2 000 réfugiés républicains espagnols, qui s'embarquent vers Valparaíso sur le cargo Winnipeg.

La raison probable du refus de l’écrivain-diplomate est très prosaïque : sans avoir divorcé de son épouse javanaise, il s’était remarié dans son pays, et risquait donc des poursuites pour bigamie si Maryka débarquait au Chili. Au milieu des pénuries dues à la guerre, Malva Marina meurt à 9 ans. Son père est informé par un télégramme auquel il ne répond pas. La trace de Maryka se perd ensuite (elle meurt en 1965), et l’histoire n’a pu être retracée que par le témoignage d’une famille d’accueil qui avait recueilli l’enfant. Dont la tombe, à Gouda, existe toujours.

Les collectifs féministes et la députée de gauche Pamela Jiles proposent une alternative : que l’aéroport adopte le nom de l’autre figure des lettres chiliennes récompensée par un prix Nobel, la poétesse Gabriela Mistral.