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Libération
Décryptage

Inculpé, Carlos Ghosn s’apprête à passer Noël à l’ombre

Le patron déchu de l’alliance Renault-Nissan a été mis en examen pour «dissimulation de revenus». Sa garde à vue qui dure depuis trois semaines a été prolongée pour une période de dix jours renouvelable.
Carlos Ghosn, le 1er octobre. (Photo Regis Duvignau. REUTERS)
publié le 10 décembre 2018 à 20h26

Al'issue de trois semaines de garde à vue, Carlos Ghosn a été mis en examen lundi par le parquet de Tokyo. Le patron du premier constructeur mondial, qui a été démis de ses fonctions de président du conseil d'administration de Nissan et de Mitsubishi mais reste pour le moment à la tête de Renault, a été inculpé pour «dissimulation de revenus» de 2010 à 2015. Il aurait minoré ses émoluments dans les cinq rapports annuels publiés durant cette période par Nissan.

En parallèle, Carlos Ghosn a été à nouveau arrêté (avant même d’avoir été relâché) sous un autre motif : dissimulation de revenus, cette fois dans les trois rapports annuels couvrant la période 2015-2018. Cette nouvelle arrestation permet à la justice japonaise de prolonger la garde à vue du patron franco-libano-brésilien pour une période de dix jours renouvelable et de vingt-deux jours maximum… avant une autre mise en examen et réarrestation potentielle. Selon toute vraisemblance, Carlos Ghosn passera donc Noël dans son étroite cellule du centre pénitentiaire du nord de Tokyo où il est incarcéré depuis déjà trois semaines, après son arrestation le 19 novembre, sur le tarmac de l’aéroport Haneda de Tokyo. Carlos Ghosn, 64 ans, et son bras droit Greg Kelly, 62 ans, ont été inculpés alors que la durée de leur garde à vue arrivait à expiration. Le parquet de Tokyo venait de recevoir une plainte de la Securities and Exchange Surveillance Commission (Sesc), le gendarme de la Bourse.

L’affaire prend une autre tournure, puisque Nissan est aussi poursuivi, en tant qu’entité morale. Le parquet juge que la responsabilité du constructeur automobile est engagée, car c’est lui qui a remis les rapports incriminés aux autorités boursières. Une décision qui met Hiroto Saikawa, tombeur de Carlos Ghosn et désormais président par intérim de Nissan, sous pression.

De quoi Ghosn est-il accusé ?

Si le soupçon de fraude fiscale avait été évoqué dans les premières heures après son arrestation, l'accusation ne semble plus à l'ordre du jour. Le bureau des procureurs de Tokyo accuse Carlos Ghosn d'avoir omis de déclarer aux autorités boursières environ 5 milliards de yens (près de 39 millions d'euros) d'avril 2010 à mars 2015, soit la moitié de son salaire annuel. Il est soupçonné d'avoir fait de même d'avril 2015 à mars 2018 pour un montant cette fois de 4 milliards de yens (31 millions d'euros). Les revenus non déclarés auraient été versés à Ghosn par une filiale de Nissan installée aux Pays-Bas. Ils seraient placés et n'auraient pas été matériellement encaissés par l'intéressé. Mais ces sommes auraient dû figurer dans un rapport annuel sur l'état de l'entreprise, document aride et public appelé yukashoken hokokusho, ce qui n'est pas le cas. Dans la loi japonaise, les dirigeants sont responsables pénalement en cas d'informations mensongères figurant dans ce type de document. Carlos Ghosn est soupçonné d'avoir validé, en tant que PDG de Nissan, ces rapports financiers tout en sachant qu'ils comportaient des inexactitudes concernant ses propres revenus.

Que répond l’intéressé ?

A ce jour, Carlos Ghosn nierait toutes les charges contre lui. Sa défense, menée par Motonari Otsuru, un ancien procureur spécialiste des grandes affaires financières, ne s’est pas exprimée. Selon la presse, Carlos Ghosn aurait rétorqué qu’il devait toucher après son départ ces sommes non écrites et que leur montant n’était pas fixé. Il affirme qu’il n’avait aucune raison ou obligation de déclarer ces paiements différés. Au Japon, un suspect ne peut être assisté par un avocat lors des interrogatoires. Ghosn se bat donc seul face au redoutable bureau d’enquêtes spéciales du parquet de Tokyo. Une unité installée au sein du ministère de la Justice qui lutte contre la délinquance en col blanc depuis 1947. L’avocat de Ghosn en était un des responsables, il a lui aussi usé des longues périodes de garde à vue pour éreinter les accusés et les inciter à avouer.

Que risque-t-il ?

Pour Carlos Ghosn, sauveur de Nissan et père de l'alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, le feuilleton judiciaire ne fait que commencer. Car d'autres accusations pourraient suivre. Hiroto Saikawa avait mentionné des faits d'abus de biens sociaux «très graves», s'ajoutant aux fausses déclarations. Selon un audit interne mené par Nissan qui a opportunément fuité dans la presse japonaise, Ghosn aurait fait acheter par l'entreprise des résidences de luxe à Paris, Amsterdam, Rio de Janeiro et Beyrouth, pour une valeur de plus de 15 millions de dollars (plus de 13 millions d'euros), dont il avait l'usage exclusif avec sa famille. La sœur aînée du dirigeant aurait par ailleurs été salariée des années par Nissan pour un emploi fictif. Mais le parquet de Tokyo n'a pas repris ces accusations.

«Si Carlos Ghosn est inculpé uniquement pour les années de fausses déclarations de rémunération, il pourrait obtenir un sursis, précise Yasuyuki Takai, ex-inspecteur de l'unité spéciale interrogé par l'AFP. Mais si s'y ajoute une condamnation d'abus de biens sociaux, il pourrait écoper de sept à huit ans de prison ferme.» Et d'ajouter : «Avant de l'arrêter, les enquêteurs sont censés avoir réuni assez d'éléments le désignant coupable.» Le Japon fait partie de ces rares pays où 99 % de ceux qui sont poursuivis devant les tribunaux sont jugés coupables.