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Libération
Reportage

Crise en Turquie : Chypre du Nord en carafe

Le nord de l’île, autoproclamé indépendant en 1983, vit sous perfusion économique d’Ankara, seule capitale à l’avoir reconnu. Mais l’effondrement récent de la livre turque, monnaie officielle de la petite République, précipite sa population dans la pauvreté.
En octobre 2016 à Nicosie, dernière capitale au monde à être coupée en deux. (Photo Sahan Nuhoglu. Pacific Press. Picture Alliance)
publié le 17 décembre 2018 à 19h56
(mis à jour le 17 décembre 2018 à 21h26)

Au beau milieu de la journée, le calme des artères de Yenisehir laisse songeur. Ce quartier de Lefkosa (nom turc de Nicosie, dernière capitale divisée au monde), abrite pourtant bon nombre de grands ministères et d'institutions de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), entité autoproclamée il y a trente-cinq ans et, à ce jour, seulement reconnue par Ankara. C'est donc avec un large sourire que Durdu voit enfin la porte de sa boutique s'ouvrir. Ces temps-ci, la vitrine de ce jeune boucher n'attire pas les foules. Deux-trois griffonnages sur son carnet et le compte est fait : «En un an, j'ai perdu 70 % de ma clientèle», lâche-t-il.

Selon ce commerçant, bon nombre de ses clients lui font des infidélités avec les échoppes de la République de Chypre, au Sud, membre de l'Union européenne. Grâce à des partenariats avec d'autres pays de l'UE - impossible pour le Nord - leur viande serait ainsi meilleur marché. «Ici, le prix du kilo de mouton a augmenté de moitié et celui du bœuf de plus d'un tiers ces douze derniers mois.» La faute au fourrage pour les bêtes, réglé en devises étrangères par les éleveurs locaux et non en livre turque, explique Durdu. Pourtant, pour les quelque 300 000 habitants du nord de l'île, elle est monnaie officielle depuis plus de quarante ans, «héritage» financier laissé par les troupes turques, débarquées en 1974 en réponse à la tentative de coup d'Etat visant le rattachement de Chypre à la Grèce. Mais dans la pratique, bon nombre de paiements du quotidien en RTCN (loyers, prêts bancaires, achats de biens…) se font directement en euros, dollars américains ou encore livres sterling, traces du passage des Britanniques, maîtres de l'île jusqu'en 1960.

Et ces derniers mois, la surchauffe de l'économie turque, symbolisée par la chute vertigineuse de sa devise nationale (27 % de sa valeur perdue face au dollar depuis janvier), donne des sueurs froides aux insulaires du Nord. «Mes clients, des locaux, sont payés en livre turque, mais mes voitures, importées du Japon et du Royaume-Uni, sont, elles, étiquetées en livres sterling. Avec la baisse de la monnaie turque, les gens ont vu leur pouvoir d'achat fondre», soupire Haluk, concessionnaire de Lefkosa.

«Grand frère»

Comble de l'ironie, même la plupart des échanges commerciaux en provenance de la Turquie voisine, seule porte d'entrée aérienne et maritime pour la RTCN sous embargo, se font en devises étrangères. Résultat : une hausse généralisée des prix des biens de consommation courante. Face à une situation chaque jour plus inquiétante, la très hétéroclite coalition quadripartite à la tête du gouvernement tente de faire face avec les moyens du bord. «A l'été, nous avons annoncé une liste de 23 mesures. Par exemple pour le paiement des loyers, il y a désormais une loi qui impose un taux de change fixe, pour une durée limitée, raconte à Libération Ozdil Nami, ministre de l'Economie de Chypre du Nord. Nous avons également réduit les taxes sur les produits de base pour que les augmentations de prix soient réduites au minimum et que les gens puissent acheter ces biens de première nécessité.» Le volontarisme affiché de cet éloquent technocrate peine cependant à masquer la réalité : la RTCN, qui n'a pas la main sur les principaux leviers économiques, n'est pas maîtresse de son destin. «La crise que nous traversons n'est pas de notre fait. Elle est le produit des réalités économiques et des développements politiques entourant la Turquie», reconnaît Ozdil Nami.

Au plus fort de la dépréciation, certaines voix ont alors de nouveau appelé le gouvernement à abandonner la monnaie du «grand frère turc». Mais le ministre coupe court : «Pour cela, nous avons besoin d'aide. Malheureusement, la Banque centrale européenne a jusqu'à présent refusé de dialoguer directement avec la partie chypriote turque.» Pas de grand changement de cap à attendre donc. «A l'heure actuelle, notre seule assistance vient d'Ankara. Par conséquent, on peut imaginer des scénarios hypothétiques, mais la réalité est que nous sommes obligés d'utiliser la livre turque.»

Divergences politiques

A Chypre du Nord, la question de la dépendance vis-à-vis de la Turquie, encore plus en temps de houle économique, met en lumière les profondes divergences au sein de la classe politique locale. Si, du côté de l'exécutif, on cherche à ménager à la fois l'opinion publique - des mouvements sociaux se sont multipliés ces derniers mois - et Ankara, qui fournit à la RTCN une enveloppe annuelle de plusieurs dizaines de millions d'euros d'aide structurelle (pour des projets d'infrastructures, de défense…), certaines forces politiques demandent des décisions plus drastiques. «Le gouvernement ne tranche pas, de peur de la réaction des syndicats. […] Parler d'éloignement avec la Turquie, c'est un fantasme. Au contraire, il faut renforcer l'intégration économique avec Ankara. Enlever les tarifs douaniers entre nos deux pays», estime ainsi Erhan Arikli, leader du Parti de la renaissance (extrême droite), petit force d'opposition, très influente auprès des dizaines de milliers de «colons» turcs installés sur l'île au cours des quarante dernières années.

A la gauche de la gauche, autre son de cloche. On dénonce vigoureusement la mainmise d'Ankara sur le nord de Chypre. «La Turquie utilise son aide financière, qui équivaut à 20 % du budget, comme une arme économique pour influencer la politique locale», dénonce Burak Mavis, secrétaire du Syndicat des enseignants chypriotes turcs (KTOS), très audible sur la scène politique locale. L'influence ne s'arrête pas là selon lui : «Les entreprises turques ont également un poids important dans l'économie locale. Elles investissent dans les deux secteurs clés que sont le tourisme et les universités privées. Elles contrôlent la distribution d'eau, le transport aérien, le secteur bancaire, les télécommunications, etc.» Idem pour la sécurité, ajoute-t-il : «La police, la défense civile et l'armée répondent ici aux ordres de la Turquie [qui dispose toujours de plus de 30 000 soldats basés dans le Nord, ndlr].» La voix d'Ankara se fait particulièrement entendre ces derniers mois autour de la houleuse question des gisements gaziers de l'est de l'île que Nicosie cherche à exploiter unilatéralement, provoquant la colère des autorités turques.

Autre sujet d'inquiétude auprès du syndicat d'enseignants chypriotes turcs : l'influence idéologique grandissante de la Turquie d'Erdogan, en totale contradiction, selon eux, avec l'identité très séculière des Chypriotes turcs. «Avec l'ouverture de mosquées, d'écoles, de cours religieux, Ankara cherche à former une élite fidèle à ses idées. A terme, on craint que cela ne menace l'identité locale, notre mode de vie», s'inquiète Burak. Dernière friction en date : l'ouverture en juillet 2018 d'une gigantesque mosquée aux abords de la capitale chypriote. Un édifice rutilant, pouvant accueillir 3 000 fidèles, financé grâce au soutien des autorités religieuses turques.

Une nouvelle étape dans l'«hatayisation» de Chypre du Nord, estime Ahmet Sözen, enseignant à l'université de Méditerranée Orientale, en référence au Hatay, cette province du nord-ouest de la Syrie, passée sous domination d'Ankara en 1939 et progressivement turquifiée au fil des décennies. «Depuis quelques années, on voit que le Nord est de plus en plus intégré à la Turquie. Les interdépendances au niveau politique, économique, religieux et culturel sont croissantes. A ce rythme, dans dix ou vingt ans, l'intégration sera quasi complète», prévoit-il.

Timides avancées

Alors, pour éviter que Chypre du Nord ne devienne la «82e province de Turquie», comme l'appellent de leurs vœux les franges ultranationalistes à Ankara, certains hommes politiques chypriotes veulent miser sur un réchauffement des relations avec le voisin du Sud. «Du romantisme fédéraliste», tranche Ahmet Sözen, alors que les négociations diplomatiques sur la réunification sont au point mort depuis l'échec de pourparlers en juillet 2017. Pour les partisans de la réunification - aujourd'hui minoritaires au Parlement - il y a urgence. Cemal Ozyigit, actuel ministre de l'Education et de la Culture de RTCN, s'alarme : «Chaque jour qui passe, sans solution avec le Sud, nous rapproche un peu plus de la Turquie et renforce notre dépendance.»

Si dans les chancelleries les discussions semblent dans l'impasse, sur le terrain, de timides avancées méritent malgré tout d'être notées. Ironie du sort, c'est dans une République de Chypre du Nord secouée par la crise qu'elles prennent corps. Ainsi, depuis la plongée de la livre turque, les voitures immatriculées «CY», propriétés des Chypriotes grecs, sont de plus en plus nombreuses aux pompes des stations du Nord. Un geste un peu anodin mais un brin révolutionnaire pour certains : «Je n'étais jamais venu ici avant. Mais vu qu'ici, avec les taux de change actuels, les prix sont deux fois moins élevés que chez nous, je passe la frontière deux fois par semaine maintenant», raconte ainsi Tasos, quadragénaire de Nicosie. L'homme n'est pas un cas isolé : les autorités frontalières ont observé un bond de 80 % des entrées de véhicules du venant du Sud sur les huit premiers mois de l'année. Et Tasos de rajouter : «Beaucoup d'amis le font eux aussi désormais. Ils en profitent pour faire des courses ici ou tout simplement découvrir pour la première fois Chypre du Nord.»