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Libération
Les mots secouent

«Seks, narkotiki i protest» : le rap dans le viseur du Kremlin

Vladimir Poutine a annoncé son intention de s'attaquer à ce genre musical jugé subversif parce que reposant sur trois piliers : «le sexe, la drogue et la contestation».
Moscou, le 26 novembre. Le rappeur Oxxxymiron lors d'un concert en soutien à Husky, envoyé douze jours en prison pour un concert sur le toit d'une voiture. (Photo Maxim Zmeyev. AFP)
publié le 17 décembre 2018 à 19h33

Seks, narkotiki i protest. «Sexe, drogue et contestation», «les trois piliers du rap, dont le pire est évidemment la drogue, qui mène à la dégradation de la nation», dixit Vladimir Poutine. Pendant une réunion du Conseil de la Culture, le 15 décembre, devant une cinquantaine de notables aussi obséquieux que graves, le président russe a décidé de prendre à bras-le-corps un «nouveau» défi : le hip-hop russe. Pas vraiment inédit en Russie, mais devenu ces derniers temps, dans le dos du régime, très à la mode, et l'un des derniers îlots de liberté d'expression totale, rassemblant des millions de fans sur YouTube et encore des milliers dans les salles.

Dépassées par ce phénomène, dont elles sentent la dimension subversive et qu’elles ne comprennent pas, les autorités régionales ont commencé à bloquer les clips sur Internet et interdire les concerts à travers le pays, et notamment ceux des rappeurs stars Husky et Allj (quelques groupes de pop ont également trinqué, comme l’électro IC3PEAK ou le punk ado Friend Zone). Les défenseurs des droits de l’homme russes sont persuadés qu’il existe des «listes noires» de musiciens.

Selon le site d'information russe Meduza.io, plus d'une vingtaine de représentations ont été annulées ou reprogrammées depuis février 2018, sous la pression de la police, des services fédéraux de sécurité (FSB) et des autorités, à cause de menaces, ou encore sous prétexte que le contenu des chansons était inacceptable, voire «extrémiste», terme qui englobe tout ce qui dérange.

«Prendre en main et diriger dans la bonne direction»

«Eux là-bas, à l'étranger, ils aiment pratiquer tout ça, grand bien leur fasse, ils font ce qu'ils veulent, a expliqué Poutine à la nomenklatura culturelle. Nous, nous devons réfléchir à la manière de faire en sorte d'éviter cela. La question c'est comment y parvenir…» Adoptant la posture, une fois n'est pas coutume, du good cop, le président russe considère qu'«attraper et interdire» n'est pas la bonne solution, mais la moins efficace, et aura l'effet inverse. «Prendre la main et diriger dans la bonne direction», prescrit le président. C'est-à-dire contrôler et orienter la culture, comme au bon vieux temps soviétique. Et décider d'en haut ce qui est valable culturellement et ce qui ne l'est pas. «L'attaque inattendue contre le rap est symptomatique, écrit le chroniqueur du site Republic.ru, Andrei Arkhangelsky. C'est un refus d'accepter la réalité telle qu'elle est. Le refus de la véritable culture, celle qui n'est pas très confortable, qui ne mâche pas ses mots et dit les quatre vérités de la vie.»

D'ailleurs, les apparatchiks ont déjà commencé à proposer des solutions très modernes pour prendre en main les rappeurs. Le Comité parlementaire aux sports, au tourisme et à la jeunesse a lancé un concours, «le rap sans frontières», pour le meilleur morceau sur le thème… du tourisme. «Attention, ce n'est pas un simple concours de poèmes sur sa ville préférée, où tout va bien, a prévenu le président du Comité, Mikhail Degtyarev. Ce ne sont pas des chansons pour enfant. Nous voulons donner la possibilité de s'exprimer librement et montrer les bons côtés et les côtés négatifs de telle ou telle agglomération. Par exemple, si, quelque part, il y a une mauvaise route qui empêche les touristes d'accéder à un monument culturel, eh bien on fera un clip dessus.»

De quoi séduire sûrement Husky, dont l'un des derniers clips, Poème à la patrie (2,2 millions de vues), est une ode glauque et anxiogène à son quartier d'enfance, une banlieue pourrie d'Oulan-Oude, en Sibérie – à moins qu'il ait déjà commencé à jouer le jeu ? Le morceau lui a valu, du reste, des interdictions multiples de concerts.