Tous les jours, retrouvez le fil vert, le rendez-vous environnement de Libération. Le mardi, c’est la règle de trois : trois questions à un scientifique pour décrypter les enjeux environnementaux.
Le rapport part d'un constat : en 2050, si l'on garde les mêmes pratiques qu'en 2010, la demande alimentaire devrait augmenter de plus de 50%, nous aurons besoin de 600 millions d'hectares de terres agricoles supplémentaires et les émissions de gaz à effet de serre liées à l'agriculture passeront de 12 à 15 gigatonnes par an. Une trajectoire loin d'être durable. Le think tank américain WRI (World Resources Institute), en partenariat avec la Banque mondiale, l'ONU, le Cirad et l'Inra, a planché sur des modèles atténuant ces augmentations. Les auteurs proposent un catalogue d'actions : accroître la productivité, réduire les pertes et le gaspillage alimentaire ainsi que la consommation de viande de ruminant, reforester et protéger les zones humides, ou encore développer les innovations technologiques. Patrice Dumas, du Cirad, a participé à ce travail.
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Il faut vraiment faire en sorte que les terres disponibles le restent et qu'elles ne soient pas réutilisées pour l'agriculture ou pour autre chose. Si on arrive à bien réduire les gaz à effet de serre, c'est en particulier parce qu'on suppose que les terres abandonnées, dont on n'a plus besoin pour l'agriculture, sont laissées à des dynamiques naturelles. Il faut donc accompagner l'augmentation de productivité par des mesures de protection des terres pour qu'elles permettent le stockage du carbone dans le sol grâce à la reforestation. Il faut aussi faire attention à ce qu'il n'y ait pas un effet rebond : on augmente la productivité, les prix baissent, la demande augmente et on utilise de nouvelles terres.
Comment pourrait-on arriver à réduire de deux tiers les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, actuellement responsable de 25% des émissions, comme vos modèles l’indiquent ?
D'abord en limitant les pertes. Dans les pays en voie de développement, elles sont plus importantes avant et après récolte ainsi que pendant le stockage. Dans les pays développés, c'est au niveau de la vente, beaucoup de produits non vendus sont jetés. Il y a aussi beaucoup plus de gaspillage alimentaire au niveau du consommateur. Deuxièmement, il faut diminuer la demande de viande de ruminants tout en augmentant l'efficacité des rendements. Il y a aussi par tout un tas de mesures technologies : d'un côté l'augmentation de l'efficience de l'azote, avec des fertilisants dont l'effet peut être stabilisé, de l'autre des additifs pour les ruminants pour diminuer la fermentation entérique. C'est ce qui se passe au cours de la phase digestion de l'herbe, qui donne du méthane. Des composés permettent de contrôler la faune microbienne pour diminuer les émissions de méthane. Sur l'azote, on peut améliorer les pratiques agronomiques comme on le fait beaucoup en Europe. On voit dans les données que la diminution de l'usage des fertilisants est très nette, on a changé de trajectoire suite aux politiques mises en place. Il y a aussi le fait de passer à des légumineuses, des plantes comme les pois, le haricot, le soja… qui fixent davantage l'azote dans le sol que le colza par exemple.
Parmi les solutions que vous proposez, certaines sont-elles plus difficiles à appliquer ?
Il y a deux difficultés. La première concerne le changement de régime alimentaire. Pendant très longtemps, on a considéré qu'agir sur la demande ne devait pas être un objectif politique. Le changement volontaire peut avoir un certain effet, notamment motivé par la question environnementale. Récemment, il y a eu une baisse très importante de la demande de viande de ruminants (bœuf, mouton, chèvre…) dans les pays développés. Mais on sait que ça ne sera pas suffisant pour atteindre les niveaux que l'on propose dans le rapport. Il pourrait y avoir des taxes carbone en fonction des émissions causées par les produits. Sur l'offre, on peut penser à des façons de privilégier les légumineuses, qui sont les sources de protéines les moins émettrices, même si la volaille et le porc sont déjà beaucoup moins émetteurs que les ruminants. On peut s'interroger sur les politiques publiques qu'il faudrait mettre en place. Sur la partie technologie, il y a aujourd'hui un refus général en France et en Europe de l'agriculture industrielle fondée sur la chimie. Les ajouts dans la nourriture de ruminants ou les façons de stabiliser l'azote rentrent tout à fait dans le cadre d'une agriculture industrielle. Mais utiliser de nouveaux composés chimiques dans l'agriculture peut poser problème.