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Décryptage

Japon : Shinzo Abe, les raisons d’une longévité record

Au pouvoir depuis 2012, le Premier ministre peut rester en poste encore trois ans, un fait sans précédent depuis 1885. Un succès qu’il doit à ses réformes constitutionnelles et à sa politique économique hétérodoxe, dont les résultats tardent pourtant à se confirmer.
Shinzo Abe à Tokyo le 3 septembre. Il a été largement réélu cet automne à la tête du Parti libéral-démocrate, qui dispose d’une majorité écrasante au Parlement. (Photo Toru Hanai. Reuters)
publié le 25 décembre 2018 à 19h16

Ce 26 décembre, Shinzo Abe fête sa sixième année consécutive à la tête du gouvernement japonais. Il est en passe de battre un record de longévité en 2019 et d’entrer dans les livres d’histoire en tant que Premier ministre le plus longtemps en fonction au Japon.

Après un premier mandat éclair de septembre 2006 à septembre 2007, le conservateur de 64 ans est en effet revenu au pouvoir le 26 décembre 2012, dans un pays en phase de stagnation, marqué par le séisme et le tsunami du Tohoku puis l’accident nucléaire de Fukushima. Shinzo Abe a été largement réélu, en septembre dernier, chef du Parti libéral-démocrate (PLD), ce qui a entraîné sa reconduction comme chef du gouvernement pour un troisième mandat. Il pourrait ainsi rester à la tête du pays jusqu’en septembre 2021 - soit pendant les Jeux olympiques de 2020 également. Cela serait le plus long gouvernement depuis l’établissement du système de monarchie constitutionnelle en 1885.

Pourquoi une telle longévité au pouvoir ?

Le leader du PLD a d’abord bénéficié d’une opposition en lambeaux. Cette dernière n’a pas réussi à se relever d’une gestion jugée désastreuse de l’après-catastrophe de mars 2011. Elle a perdu les législatives fin 2012 et laissé depuis le champ libre à Shinzo Abe.

Des réformes, menées dans les années 90, expliquent également la stabilité de l'actuel Premier ministre. Voulues par la classe politique nipponne, elles renforcent le rôle du chef du gouvernement. «Mais elles ne garantissent pas pour autant sa pérennité, analyse Guibourg Delamotte, maître de conférences au département d'études japonaises de l'Inalco. Pour preuve : après le charismatique Junichiro Koizumi de 2001 à 2006, il y a eu un fort turnover avec près d'un nouveau Premier ministre par an.»

Une autre nouveauté a favorisé Shinzo Abe. Le Japon est un régime parlementaire, où le Premier ministre est élu par les députés. Comme le PLD bénéficie d’une majorité écrasante - à deux exceptions près (1993-1994 et 2009-2012), la formation gouverne le Japon depuis sa création en 1955 -, c’est lui de facto qui choisit le chef du gouvernement pour un mandat limité à trois ans. Et, depuis 2017, il est possible d’effectuer trois mandats, contre deux seulement auparavant. C’est Shinzo Abe lui-même qui a obtenu cette permission pour rester plus longtemps au pouvoir, et éventuellement faire passer une réforme de la Constitution.

Enfin, l'homme a un certain charisme. Parfois critiqué pour son souhait de modifier l'article 9 de la Constitution pacifiste et sa volonté de relancer le nucléaire dans l'Archipel, il séduit principalement par sa politique économique volontariste. Une thérapie de choc qui contraste avec les politiques économiques menées en Europe qui, elles, ne sont pas endettées auprès de leurs nationaux. «Il s'est donné les moyens de réussir et c'était une gageure», résume Guibourg Delamotte.

En quoi consistent les fameuses Abenomics ?

Dès son arrivée au pouvoir, Shinzo Abe a lancé une politique économique ambitieuse visant à sortir le pays de près de deux décennies de déflation et relancer la croissance. Ces mesures, baptisées les Abenomics, ont été accueillies avec enthousiasme dans le monde entier en raison de leur audace. A l’heure où les pays européens s’attachent à éponger les déficits publics, le Japon a choisi de faire résolument le contraire : augmenter les dépenses publiques sans craindre de creuser une dette publique déjà abyssale.

La doctrine économique comporte trois volets ou «flèches». La première consiste donc à augmenter la dépense publique. Dès 2013, le Japon a dépensé des dizaines de milliards d’euros pour financer des travaux publics (ponts, tunnels, routes antisismiques…) après la catastrophe de Fukushima ou dynamiser la consommation. Vendredi, le gouvernement a encore approuvé un projet de budget d’un montant de près de 800 milliards d’euros, alimenté par une augmentation des dépenses dans la santé, les travaux publics et la défense. Cela fait sept exercices d’affilée que le budget de l’Etat déroule des records, le vieillissement de la population expliquant une partie de cette hausse permanente.

La deuxième flèche des Abenomics est une politique monétaire ambitieuse pour tenter de terrasser la déflation, une baisse des prix qui incite à reporter ses dépenses dans le futur, qui minait la troisième puissance mondiale. L’idée était aussi de faire baisser le yen afin de relancer les exportations. Dans ce but, Abe n’a pas hésité à écorner l’indépendance de la Banque centrale du Japon (BOJ) afin de nommer à sa tête un gouverneur partisan de sa politique, Haruhiko Kuroda. Celui-ci a aussitôt prôné des mesures non conventionnelles dans l’espoir de parvenir en deux ans à un taux d’inflation de 2 %. Il a financé massivement la dette publique en achetant des actions tous azimuts et en faisant fonctionner la planche à billets. La valeur des actifs de la BOJ dépasse aujourd’hui le produit intérieur brut (PIB) du pays, une situation inédite au sein du G7.

La troisième flèche est une série de réformes structurelles en vue d’améliorer la compétitivité de l'économie. Sur ce plan, les réformes sont en cours. A partir de 2014, Abe a fait des promesses, pour les femmes (plus d’égalité dans la vie professionnelle), les enfants (plus de places en crèche, gratuité d’une partie de la scolarité non obligatoire), les salariés (meilleur environnement au travail) et les personnes âgées (maintien de leur prise en charge et plus de facilité pour rester en activité). Pour éviter de plomber la croissance fragile, le Premier ministre a repoussé à deux reprises l'augmentation de la taxe à la consommation de 8 % à 10 %. Une augmentation qui était pourtant prévue dès 2012 pour financer la dette et les dépenses sociales.

Six ans après, quel est le bilan des Abenomics ?

Les résultats sont mitigés. «La politique monétaire a fini par sortir le Japon de la déflation et le pays connaît ce qui sera sans doute sa plus longue période de croissance de l'après-guerre», soutient Guibourg Delamotte. Cette croissance reste toutefois modérée, ralentie par les catastrophes naturelles qui ont frappé le pays cette année : séismes, typhons et inondations qui ont notamment provoqué la fermeture de l'aéroport du Kansai (près de la ville d'Osaka) pendant plusieurs semaines. Elle devrait être de 1,1 % en 2018, 0,9 % en 2019. L'inflation, elle, n'a jamais atteint les 2 % visés par la BOJ. «Le Japon a injecté beaucoup de billets dans un contexte mondial par ailleurs peu favorable, explique Guibourg Delamotte. Le yen aurait dû s'effondrer, mais comme la livre, le dollar et l'euro étaient peu attractifs, il est resté une valeur refuge. Elle n'a pas baissé autant que le gouvernement le souhaitait.»

Le taux de chômage est au plus bas, à moins de 3 %. Mais, c’est moins le signe d’une politique efficace que d’une population active qui ne cesse de diminuer. Avec un taux de fécondité de 1,4 enfant par femme, quand le seuil de renouvellement est à 2,1, la population japonaise vieillit et décline. L’immigration est quasi nulle. Le Japon souffre ainsi d’une pénurie persistante de main-d’œuvre qui ne va qu’en s’aggravant. Le vote d’une loi le mois dernier pour favoriser l’arrivée de 345 000 travailleurs étrangers dès avril 2019 changera peut-être la donne.

Enfin les salaires ont peu augmenté. «Le manque de main-d'œuvre devrait les faire flamber. Mais une frange de la population, souvent des femmes, accepte de travailler à bas prix pour fournir un complément de revenu au foyer. Cela donne de la flexibilité aux entreprises et empêche les salaires d'augmenter», détaille Guibourg Delamotte. En revanche, le nombre de ménages riches a presque doublé depuis 2011 pour atteindre un niveau record.

Quels sont les principaux défis de Shinzo Abe ?

Le Japon est l’un des pays les plus endettés au monde avec une dette publique qui représente désormais près de 250 % du PIB, du jamais-vu. Shinzo Abe compte sur la croissance pour augmenter les recettes fiscales, mais celle-ci tarde à arriver. Faut-il s’en inquiéter ? La dette est détenue quasiment exclusivement par les Japonais, dont la Banque du Japon. Mais la situation pourrait se détériorer dans un pays qui vieillit à grande vitesse et fait face à des dépenses sociales élevées.

Car le défi démographique est de taille. En octobre, Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international (FMI), a même invité le Japon à «repenser» sa politique économique pour y faire face. «Il y a encore une marge pour prêter plus d'attention à un meilleur accès aux crèches, à une réduction des longues heures de travail, pas seulement pour les femmes mais pour tous, y compris les hommes.» Tout cela est vrai, mais ne suffit pas, renchérit Guibourg Delamotte. «Il faut encore améliorer la productivité pour que les salariés en particulier ne soient pas sursollicités en terme de présence, que la natalité puisse reprendre, que les gens aient des vies plus agréables et perçoivent les effets d'une reprise qui reste fragile», estime-t-il.Et en l'absence de reprise de la consommation, le Japon, demeure ultradépendant de la conjoncture internationale.