Assar Udin a étalé une montagne de papiers sur la table en plastique marron, placée devant sa petite maison du village de Pub Chafakamar, dans la campagne pauvre de l'Etat de l'Assam (extrême nord-est de l'Inde). Et il les regarde une énième fois, en se demandant comment les autorités indiennes ont pu le plonger dans un tel calvaire. Le 30 juillet, le gouvernement de l'Assam a publié la liste provisoire des citoyens de la région. Son nom et ceux de ses quatre frères se trouvaient dessus, mais ni sa mère ni sa sœur aînée n'y figuraient. Ces dernières ont beau être issues de la même lignée familiale, elles sont maintenant considérées comme des immigrées clandestines bangladaises. «C'est ce papier qui a fait la différence, explique Assar en sortant délicatement un document plastifié. Mon diplôme universitaire. Il y est écrit le nom de mon père. Ma sœur et ma mère n'ont pas fait d'études, donc c'est plus difficile pour elles de prouver leur lien de parenté.»
«Je me sens orpheline»
Dans ce village d'agriculteurs situé à 100 km de la capitale régionale, Guwahati, la plupart des gens sont nés à la maison et n'ont donc pas de certificat de naissance pour établir ce précieux arbre généalogique. Fatima, la mère d'Assar, sexagénaire vêtue d'un sari ocre et blanc, sort de l'une des maisons en bambou. «J'ai toujours vécu dans ce village, lâche-t-elle d'une voix basse et irritée. Mon père y était professeur à l'école coranique. Et maintenant le gouvernement me dit que je ne suis plus indienne ? Je suis dévastée. Je me sens orpheline.»
Dans le cadre du recensement que la Cour suprême a accepté de superviser en 2015, les 33 millions d’habitants de l’Assam doivent prouver que leur famille s’est installée en Inde avant le 25 mars 1971, jour de l’indépendance du Bangladesh voisin. Les nationalistes hindous du Bharatiya Janta Party (BJP) affirment en effet que des Bangladais traversent depuis des années la longue et poreuse frontière et obtiennent illégalement la nationalité indienne.
«L'ancien ministre de l'Intérieur Indrajit Gupta a affirmé à la fin des années 90 que 4 millions de Bangladais résidaient dans l'Etat de l'Assam, rapporte Samujjal Bhattacharya, le secrétaire général du syndicat des étudiants de l'Assam (AASU), une organisation politique qui réclame ce recensement depuis la fin des années 70. Ces étrangers se sont accaparé les terres agricoles, la démographie de l'Assam a changé et cela met en danger notre langue, notre culture et notre identité. L'Inde est pour les Indiens, et l'Assam n'est pas ouvert aux immigrés illégaux du Bangladesh.»
Tout citoyen qui ne peut prouver que lui ou ses parents sont indiens depuis plus de quarante-sept ans sera donc déchu de sa nationalité. Une menace qui a commencé à prendre forme :le 30 juillet, ce sont ainsi quelque 4 millions d’Assamais, soit 12 % de la population régionale, qui ont été exclus de cette liste provisoire de citoyenneté et ont jusqu’au 31 décembre pour faire appel auprès du Centre pour l’enregistrement des citoyens, géré par les autorités locales selon des règles édictées par la Cour suprême.
Des millions de familles se retrouvent déchirées : certains sont reconnus comme indiens quand les autres sont soupçonnés d'être des immigrés clandestins bangladais. Par manque de papiers, les femmes sont les plus vulnérables. Mais de manière générale, il est difficile pour les habitants, en majorité ruraux, de cet Etat frontalier de prouver leur résidence depuis un demi-siècle. Et certains cas dévoilent des erreurs manifestes, comme celui d'Azmal Haque. Ce musulman de 51 ans a servi pendant trente ans dans l'armée indienne, un corps qui vérifie généralement bien la nationalité de ses recrues. Mais malgré cela, il est aujourd'hui considéré comme immigré clandestin, à cause de deux plaintes déposées devant le tribunal des étrangers. «Une affaire concerne un homonyme et pour l'autre, j'ai déjà eu un jugement favorable, se défend-t-il. Mais on continue à me harceler. Ces histoires sont montées de toutes pièces par la police des frontières. Mon cousin fait l'objet d'une plainte similaire. J'ai trouvé sa prétendue déclaration à la police où il reconnaîtrait être bangladais. Il n'y a pas de signature mais une empreinte digitale, comme s'il était illettré, alors qu'il est officier dans l'armée. Et à la date de la lettre, il était déployé à l'autre bout du pays.» Et l'homme de s'emporter : «Le gouvernement de l'Assam est en train de boire notre sang et de nous tuer à petit feu !»
Répression religieuse
Les autorités semblent en effet lancées dans une chasse aux immigrés bangladais, et surtout musulmans. En effet, les nationalistes hindous observent avec crainte la hausse de la population musulmane régionale. En quarante ans, celle-ci est passée de 24 % à 34 % du nombre total de citoyens, mais cela serait surtout dû à un taux de natalité plus élevé. «Les musulmans sont majoritairement pauvres et illettrés et, ces dernières décennies, ils mariaient leurs filles très jeunes, entre 13 et 15 ans, explique Abdul Mannan, professeur retraité de statistiques à l'université de Guwahati et auteur d'un ouvrage sur la question. Ces filles ont donc un enfant dès l'âge de 15 ans, et si le bébé est une fille, cela se répète. Ces femmes seront ainsi grands-mères à 30 ans alors qu'à cet âge-là, une hindoue éduquée et riche sera à peine mère.» Abdul Mannan confirme son hypothèse en démontrant que les anciens intouchables ont connu une croissance démographique encore plus rapide que les musulmans entre 1971 et 1991 - 81,4 % contre 77,4 %.
La fameuse croissance des musulmans redoutée par les nationalistes hindous ne serait donc pas causée par l’immigration illégale mais par la pauvreté et le manque d’accès à la contraception, ce qui expliquerait également le fait que, malgré nos recherches, nous n’ayons pu trouver aucune famille d’immigrés arrivés après 1971. Aucun des avocats ou militants interrogés n’en a rencontré non plus.
En revanche, il est bien probable que des Bangladais hindous aient traversé la frontière depuis l’indépendance du Bangladesh, pour fuir la répression religieuse d’un gouvernement de plus en plus islamiste. Ces immigrés devraient, théoriquement, être expulsés. Les nationalistes hindous du BJP, au pouvoir dans la région et à New Delhi, le savent et veulent l’empêcher. Ils ont donc déposé un projet de loi au Parlement fédéral, selon laquelle tout immigré clandestin hindou, sikh, parsi, jaïn, bouddhiste ou chrétien originaire du Bangladesh, du Pakistan ou d’Afghanistan peut être naturalisé après six ans de résidence en Inde, sous prétexte qu’il pourrait être persécuté dans ces trois pays.
«Loi du retour»
Ce texte serait en contradiction avec les fondements laïcs de la Constitution indienne, car il exclut par exemple les minorités chiites persécutées. Ce qu'assument certains membres du BJP : «Nous considérons que tous les Indiens viennent d'Inde, comme nos dieux, explique Shiladitya Dev, député régional du parti nationaliste. Et que les hindous doivent pouvoir trouver refuge en Inde quand ils ont des problèmes. Nous devrions d'ailleurs adopter une loi similaire à celle qui existe en Israël pour les juifs. La loi du retour. Nous ne l'avons pas fait car nous sommes un pays laïc. Parfois, j'ai l'impression que les hindous, bien que majoritaires en Inde, sont en train de se suicider.»
Au terme de la procédure actuelle, les personnes déboutées du recensement pourront faire appel au tribunal des étrangers, réputé encore plus sévère. Finalement, des centaines de milliers de personnes pourraient devenir apatrides. «Mais il sera impossible de les expulser vers le Bangladesh, estime Aman Wadu, avocat spécialisé du droit des étrangers. Car pour cela, il faut que ces personnes aient une adresse au Bangladesh et que ce pays valide cette adresse. Or elles affirment toutes être indiennes.» Ces personnes resteront donc en Inde, soit en détention illimitée, soit libres mais dépourvues de droits. Certains font déjà la comparaison avec le sort des Rohingyas birmans, autre population musulmane accusée d'être bangladaise, puis déclarée apatride et obligée de fuir son pays d'origine par peur d'être massacrée.