L’année zéro a commencé le 17 avril 1975 au Cambodge. Ce jour-là, des milliers d’hommes en noir déferlent sur Phnom Penh et rassemblent la population, vident la capitale et gagnent les campagnes. Il n’y a plus que deux catégories : l’ancien peuple ou le monde paysan passé en partie sous le contrôle du Parti communiste du Kampuchéa (PCK), et le nouveau peuple des villes qui doit être rééduqué car contaminé par «l’esprit et l’impérialisme bourgeois». La propriété, l’argent, les livres, les lunettes, les chaussures, les images même… tout ce qui évoque la civilisation est banni.
Ces hommes en noir s'appellent les Khmers rouges, selon la formule de l'ex-roi Norodom Sihanouk qui les a combattus avant de s'allier à eux et de devenir leur otage. Avant de rejoindre le maquis dans les années 60 pour lutter contre le gouvernement Lon Nol soutenu par les Etats-Unis, ces «révolutionnaires de la forêt» se sont formés en France. Ils se rapprochent du PCF quand le Cambodge est encore un protectorat français. «Influencés par la révolution de Mao en Chine et conscients que la moitié de l'Europe tombait dans l'escarcelle de l'URSS, ils pensent que l'indépendance du pays passe par la violence, rappelait l'historien Henri Locard dans Libération en 2011. Chez eux, l'idée s'impose que le but de leur lutte est si noble qu'elle peut tolérer l'exécution d'êtres humains.» Auprès des communistes vietnamiens et des maoïstes chinois, Saloth Sar (le vrai nom de Pol Pot, frère numéro 1), Ieng Sary, ministre des Affaires étrangères, Khieu Samphan, le chef de l'Etat, et Nuon Chea, l'idéologue, peaufinent leur entreprise ultracriminelle.
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Pendant trois ans, huit mois et vingt jours, le Cambodge est un centre d'extermination où périssent au moins 1,7 million de personnes. Le quart de la population du pays. «Dès les premières semaines, on procède à l'élimination physique de la bourgeoisie en tant que telle, les "traîtres" qui, avec leurs familles liquidées, représentaient quelque 500 000 personnes, rappelle l'historien Bernard Bruneteau dans l'ouvrage collectif Cambodge, le génocide effacé. Parallèlement, on met en route l'opération de transformation des catégories contaminées par l'esprit "bourgeois" (les 3 500 000 individus du "peuple nouveau") en les ruralisant sans délai et en bloc.»
Une terreur et une violence extrême s'abattent sur la population. L'Angkar, la mystérieuse organisation du PCK en proie à une «monstrueuse paranoïa», contrôle tout. Les enfants sont formés à dénoncer leurs parents. Le pays se couvre de 196 prisons : viols, expérimentations, cannibalisme, rien n'est épargné aux adultes et aux enfants… Dans la capitale, Phnom Penh, l'ancien lycée Tuol Sleng devient S-21, un centre de torture dirigée par «Douch», un fonctionnaire très obéissant de la machine de mort khmère rouge. «Chaque cadre, chaque unité est comme un sabre et pour savoir si le sabre est tranchant, il faut l'utiliser», a confié ce petit homme sec à la caméra de Rithy Panh (Duch, le maître des forges de l'enfer). «Une langue de tuerie», se diffuse : «A te garder, aucun profit ; à te supprimer, aucune perte.»
Un mot résume tout : «Kamtech.» «C'est détruire, puis effacer toute trace. Qu'il ne reste rien de la vie et rien de la mort», rappelaient Rithy Panh et Christophe Bataille dans l'Elimination. Quarante ans plus tard, seuls trois responsables ont été jugés. Pol Pot, Ieng Sary, le «boucher» Ta Mok, le chef de la police secrète Son Sen sont morts de maladie ou purgés par l'Angkar. Sans avoir eu à répondre de leurs actes.