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Audience

Carlos Ghosn : «Je suis innocent des accusations proférées à mon encontre»

Emprisonné à Tokyo depuis le 19 novembre, le patron de l'alliance Renault-Nissan a comparu pour la première fois devant un tribunal. Accusé de malversations financières, il s'est dit «détenu injustement».
Carlos Ghosn, lors de son audience, mardi. (Photo Jiji Press. AFP)
publié le 8 janvier 2019 à 12h01
(mis à jour le 8 janvier 2019 à 15h21)

Il est apparu les mains menottées, une corde autour de la taille, escorté par deux gardes. Pas d'habit de détenu comme avait annoncé son fils dans les médias, mais un costume sombre, une chemise sans cravate et aux pieds des slippers – ces claquettes en plastique prisées par les Japonais pour se déplacer dans les lieux publics une fois déchaussés. Ce matin, alors qu'il comparaissait pour la première fois devant un tribunal de Tokyo depuis son arrestation le 19 novembre, Carlos Ghosn semblait visiblement affecté par plus d'un mois et demi de détention, le visage émacié et les racines des cheveux blanchies. Aucun signe de faiblesse toutefois de la part du dirigeant de Renault et de l'alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, qui a pu s'exprimer dix minutes d'une voix ferme. «Votre honneur, je suis innocent des accusations proférées à mon encontre. J'ai toujours agi avec intégrité et je n'ai jamais été accusé d'avoir mal agi en plusieurs décennies de carrière. J'ai été accusé à tort et détenu injustement sur la base d'accusations sans fondement», a-t-il déclaré.

Le magnat de l’automobile de 64 ans est ensuite retourné sur le banc des accusés, le regard droit ou fixé vers le sol, impassible. Avant l’audience, pas moins de 1 122 personnes s’étaient pressées devant le tribunal de Tokyo pour tenter d’assister aux débats. Cependant seules quatorze places étaient disponibles par tirage au sort pour le public. L’ambassadeur de France au Japon, Laurent Pic, était présent dans la petite salle d’audience. Aucune photo n’était autorisée, seuls de rares croquis d’audience témoignent de l’ambiance. La procédure a permis à Ghosn de rompre le silence imposé depuis le début de l’affaire mais n’a guère changé le cours des choses. Le juge a finalement confirmé son maintien en détention en raison d’un risque de fuite à l’étranger ou de destruction de preuves.

Accord

Dans l'après-midi, à 15 heures au Japon, même affluence extraordinaire au Club des correspondants étrangers du Japon, le FCCJ. Motonari Otsuru, l'avocat de Carlos Ghosn, a donné une conférence de presse d'une heure trente, accompagné de ses collègues Go Kondo et Masato Oshikubo, restés silencieux. Trois cents journalistes étaient présents et plus de quatre cents personnes ont suivi l'événement en ligne. L'ancien procureur du bureau d'enquêtes spéciales du parquet de Tokyo, ce même bureau qui interroge le dirigeant de Renault, s'est longuement exprimé avec une prudence exemplaire.

Il a d'emblée affirmé qu'il n'y avait, selon lui, aucune raison pour que son client soit détenu. Carlos Ghosn a été mis en examen le 10 décembre pour avoir minoré ses revenus dans des rapports financiers annuels de 2010 à 2015. «Je n'ai jamais reçu de compensation de la part de Nissan qui n'ait pas été révélée, de même que je n'ai pas établi avec Nissan de contrat visant à recevoir une rémunération fixe non divulguée», a redit Carlos Ghosn ce matin. Ses avocats ont par ailleurs souligné que le constructeur automobile nippon était au courant de toutes les décisions prises sur le sujet.

Carlos Ghosn a ensuite écopé le 21 décembre d’un nouveau mandat d’arrêt, pour avoir tenté de faire couvrir par Nissan des pertes sur des investissements personnels lors de la crise financière de 2008. Son avocat a assuré qu’il y avait un accord entre son client, Nissan et la banque Shinsei, et que toute perte ou gain incomberait à Carlos Ghosn. Le constructeur automobile n’aurait donc subi aucun préjudice. Enfin, concernant les commissions versées à Khaled Juffali, elles n’auraient rien à voir avec cette affaire et seraient liées à des activités commerciales avérées.

Interprète

Motonari Otsuru a précisé que Carlos Ghosn ne se plaignait jamais de ses conditions de détention mais profitait de ses deux uniques heures quotidiennes d'entretien pour préparer sa défense. «Il est concentré sur le dossier et veut utiliser le temps le plus efficacement possible. Il est très calme et très logique.» Selon son avocat, Carlos Ghosn n'a jamais été contraint de signer des aveux en japonais qu'il ne comprenait pas, il bénéficie de la présence d'un interprète et les échanges avec le procureur sont systématiquement traduits en anglais.

L'avocat a affirmé qu'il n'y avait, selon lui, aucune raison pour que son client soit encore détenu. «Nous demanderons la fin de la détention de Carlos Ghosn. Sera-t-il de nouveau inculpé le 11 janvier ? Oui, probablement. Sera-t-il à nouveau arrêté sur d'autres accusations ? Je ne sais pas.» Il est fréquent, a-t-il rappelé, qu'une personne niant les accusations qui lui sont faites ne soit pas libérée sous caution. Carlos Ghosn pourrait patienter six mois avant le début du procès.

Voici le texte in extenso lu ce matin par Carlos Ghosn, ex-PDG de Nissan, lors de l’audience durant laquelle il a répondu aux accusations du parquet de Tokyo.

Je suis reconnaissant d’avoir enfin l’opportunité de parler publiquement. J’ai hâte de commencer à me défendre contre les accusations qui ont été portées contre moi. Tout d’abord, laissez-moi vous dire l’amour et la reconnaissance que j’ai envers Nissan. Je crois fermement que, dans tous les efforts que j’ai faits au nom de l’entreprise, j’ai agi honorablement, légalement, et avec la connaissance et l’assentiment des personnes compétentes – dans le seul but de soutenir et de renforcer Nissan, et de l’aider à redevenir l’une des meilleures et plus respectées entreprises du Japon. Maintenant je voudrais aborder les accusations.

Les contrats de change à terme [destinés à garantir sa rémunération chez Nissan, ndlr]

Quand j’ai rejoint Nissan et déménagé au Japon il y a environ vingt ans, je voulais être payé en dollars américains, mais on m’a dit que ce n’était pas possible et on m’a donné un contrat de travail qui exigeait que je sois payé en yen. Je m’inquiète depuis longtemps de la volatilité du yen par rapport au dollar. En tant qu’individu, je me base beaucoup sur le dollar américain – mes enfants vivent aux Etats-Unis et j’ai des attaches fortes au Liban, dont la monnaie a un taux de change fixe par rapport au dollar. Je voulais de la prévisibilité dans mes revenus pour pouvoir m’occuper de ma famille. Pour régler ce problème, j’ai souscrit à des contrats de change lorsque j’étais en fonction à Nissan à partir de 2002. Deux de ces contrats sont concernés ici. Le premier a été signé en 2006, quand le cours de l’action Nissan était autour de 1 500 yens et que le taux de change yen/dollar était autour de 118. Le second a été signé en 2007, quand le cours de l’action Nissan était autour de 1 400 yens et que le taux de change yen/dollar était autour de 114.

La crise financière de 2008-2009 a fait chuter l’action de Nissan à 400 yens en octobre 2008 à 250 yens en février 2009 (plus de 80% en dessous de son taux le plus haut) et le taux de change yen/dollar a chuté en dessous de 80. C’était une tempête que personne n’avait prédite. Le système bancaire tout entier était gelé, et la banque a demandé une augmentation immédiate de mes garanties sur le contrat, dont je ne pouvais pas m’acquitter seul.

Je me trouvais devant deux choix difficiles. Démissionner de Nissan pour toucher mon indemnité de retraite, et l’utiliser pour produire les garanties exigées. Mais mon engagement moral envers Nissan m’a poussé à ne pas me mettre en retrait pendant cette période cruciale : un capitaine ne quitte pas le navire au milieu de la tempête. L’autre choix possible : demander à Nissan de prendre à sa charge les garanties, tant que cela ne coûtait rien à l’entreprise, tandis que je rassemblais des garanties d’autres sources. J’ai choisi l’option 2. Les contrats de change à terme ont ensuite été remis à mon nom, sans que Nissan ne subisse aucune perte.

Khaled Juffali [le milliardaire saoudien soupçonné d'avoir couvert les pertes personnelles de Carlos Ghosn à l'issue de la crise financière de 2008, ndlr]

Khaled Juffali est un soutien et partenaire de Nissan depuis longtemps. Dans une période très difficile, la Khaled Juffali Company a aidé Nissan à solliciter des financements et à résoudre un problème compliqué impliquant un distributeur local – Juffali a aidé Nissan à restructurer des distributeurs en difficulté dans la région du Golfe, nous permettant de mieux concurrencer des rivaux comme Toyota, qui surclassait notre entreprise. Juffali a aussi assisté Nissan dans les négociations sur l’implantation d’une usine en Arabie Saoudite, en organisant des réunions de haut niveau avec des responsables saoudiens.

La Khaled Juffali Company a été rétribuée en fonction – un montant dévoilé et approuvé par les personnes compétentes à Nissan – en échange de ces services cruciaux, dont Nissan a largement bénéficié.

Les allégations FIEL [à propos de sa rémunération chez Nissan et des accusations de dissimulation de revenus, ndlr]

Quatre entreprises majeures ont essayé de me débaucher lorsque j’étais PDG de Nissan, y compris Ford (via Bill Ford) et General Motors (via Steve Rattner, à l’époque conseiller principal d’Obama sur l’industrie automobile). Même si leurs propositions étaient très alléchantes, je ne pouvais pas en toute conscience abandonner Nissan alors que nous étions au milieu de notre redressement. Nissan est une entreprise japonaise emblématique à laquelle je tiens beaucoup. Même si j’ai choisi de ne pas donner suite aux opportunités qui m’ont été proposées, j’ai gardé une trace des offres que ces entreprises m’avaient faites. C’était un comparatif que je gardais comme référence – il n’avait aucune valeur juridique, il n’avait jamais été transmis aux administrateurs, et il ne représentait en aucun cas un engagement contraignant. En fait, les diverses propositions d’offres de conseil et de prime de non-concurrence post-retraite qui ont été émises par certains membres du conseil d’administration ne reflétaient ni ne faisaient référence à mes propres calculs internes, ce qui souligne leur nature hypothétique et non contraignante.

Contrairement aux accusations des procureurs, je n’ai jamais reçu de compensation de la part de Nissan qui n’ait pas été révélée, de même que je n’ai pas établi avec Nissan de contrat visant à recevoir une rémunération fixe non divulguée. De plus, je savais que n’importe quel projet d’avantages complémentaires de retraite était relu par des juristes de l’entreprise et des avocats extérieurs, ce qui montre que je n’avais aucune intention d’enfreindre la loi. En ce qui me concerne, il suffit de faire «le test de la mort» : si je mourais aujourd’hui, mes héritiers pourraient-ils exiger que Nissan leur verse autre chose que ma prestation de retraite ? La réponse est «non», sans la moindre équivoque.

Ma contribution à Nissan

J’ai dédié deux décennies de ma vie à relever Nissan et à bâtir l’alliance. J’ai travaillé jour et nuit, sur la terre et dans les airs, coude à coude avec les employés de Nissan autour du monde, à créer de la valeur. Le fruit de nos travaux a été extraordinaire. Nous avons transformé Nissan, faisant passer l’entreprise d’une dette de 2 trillions de yens en 1999 à un flux positif de 1,8 trillion de yens fin 2006, de 2,5 millions de voitures vendues à perte en 1999 à 5,8 millions de voitures vendues à profit en 2016. La base des actifs de Nissan a triplé durant cette période. Nous avons assisté à la relance d’icônes comme la Fairlady Z et la Nissan G-TR ; à l’implantation de Nissan à Wuhon en Chine, Saint-Pétersbourg en Russie, Chennai en Inde, et Resende au Brésil ; au défrichage du marché des voitures électriques avec la Leaf ; au lancement des voitures autonomes ; l’arrivée de Mitsubishi dans l’alliance ; et le couronnement de l’alliance comme premier groupe automobile du monde en 2017, avec plus de 10 millions de voitures produites par an. Nous avons créé, directement et indirectement, d’innombrables emplois au Japon et fait à nouveau de Nissan un pilier de l’économie japonaise. Ces réussites – accomplies au côté de l’équipe incomparable des employés de Nissan – sont les plus grandes joies de ma vie, avec ma famille.

Conclusion

Votre honneur, je suis innocent des accusations proférées à mon encontre. J’ai toujours agi avec intégrité et je n’ai jamais été accusé d’avoir mal agi en plusieurs décennies de carrière. J’ai été accusé à tort et détenu injustement sur la base d’accusations sans valeur ni fondement. Merci votre honneur de m’avoir écouté.