«Je n'ai eu aucune nouvelle de mon mari depuis le 25 septembre. Je ne sais pas s'il est encore vivant.» Dans le cabinet de son avocat parisien, Grace Meng, silhouette noire fine et chic, interrompt l'entretien pour se tamponner les yeux. Sur la table gît le masque en papier que la photographe de Libération avait préparé pour le shooting. Car «Grace» ne veut pas être reconnue, ne veut pas révéler son âge, ni son nom de jeune fille. Ne reste que ce prénom d'emprunt, et le patronyme de son mari, Meng Hongwei.
Cette rencontre, pleine de mystères, de tensions et de non-dits, est à l’image de l’une des histoires policières les plus rocambolesques de ces dernières années. Lorsque nous interrogeons Grace Meng, le 10 janvier, il y a plus de cent jours que son mari Meng Hongwei, le président chinois d’Interpol, est passé en un clin d’œil du statut de flic le plus en vue du monde à celui de prisonnier fantôme. Et qu’elle a basculé de la vie confortable d’épouse d’un des six vice-ministres du ministère de la Sécurité publique (l’équivalent de notre ministère de l’Intérieur) à celle d’une demandeuse d’asile aux abois.
La disparition de Meng Hongwei, 65 ans, président d'Interpol, la deuxième organisation internationale après l'ONU, a été un puissant camouflet pour le réseau mondial des polices. Bien que sa mission soit, depuis un siècle, d'aider les forces de l'ordre à arrêter leurs suspects en cavale autour du monde, la vénérable organisation, basée à Lyon, a perdu la trace de son propre patron pendant dix jours. Les autorités chinoises n'avaient pas pris la peine de prévenir Interpol de l'arrestation de son président, le 25 septembre à l'aéroport de Pékin, pour des «soupçons de corruption». Son absence était même passée inaperçue jusqu'à ce que sa femme, qui vit en France avec leurs jumeaux de 7 ans, alerte la police et les médias.
Interpol a alors envoyé une demande d'éclaircissements à Pékin, et une délégation chinoise a débarqué le samedi 6 octobre en France, d'abord au ministère de l'Intérieur, puis à Lyon. Dans ses bagages, une lettre officielle expliquant que Meng, «soupçonné d'avoir accepté des pots-de-vin», n'était plus délégué de la Chine auprès d'Interpol. Et sa lettre de démission, datée du 5 octobre, d'une concision troublante : «Soupçonné d'avoir enfreint la loi, je démissionne volontairement de la présidence d'Interpol.» Rien ne permettait de penser que Meng Hongwei, jeté aux oubliettes par une police politique, était l'auteur de cette lettre, ou qu'il l'avait écrite de son plein gré. Un haut fonctionnaire de la police nationale raconte : «Une délégation chinoise, en provenance de Pékin, a été reçue à Beauvau. Elle nous a remis une lettre de démission signée de Meng. C'était impossible pour nous de savoir si c'était sa vraie signature ou pas. Mais elle était signée. C'est ce même document qui a été ensuite transmis à Interpol.»
Bizarrement, la délégation chinoise ne présente ce jour-là aucun document qui pourrait crédibiliser l'acte d'accusation de corruption. Puis, la pression chinoise va se faire très insistante. D'abord sur Interpol. Le secrétaire général Jürgen Stock, patron opérationnel de l'organisation, entérine la démission de Meng dès le dimanche soir. Mais les autorités chinoises lui demandent dans une lettre de «continuer la coordination avec la partie chinoise sur les communications aux médias, et de prendre contact avec la partie chinoise avant toute information, commentaire ou parution sur ce sujet». Des pressions qui pourraient potentiellement violer les statuts de l'organisation. «En fait, à partir du moment où la Chine signifiait que Meng n'était plus délégué, il ne pouvait plus être président, et Interpol n'avait plus de légitimité à communiquer sur un ressortissant chinois pour des raisons de souveraineté nationale», décrypte Ted R. Bromund, chercheur à la fondation américaine Heritage. Interrogé dans les studios de France Inter, Jürgen Stock déclare : «Meng a été arrêté sur le sol chinois. Nous devions accepter cette décision, ce n'est pas notre rôle de juger ce que font les pays.» Dont acte.
«Affaire sino-chinoise»
Interpol n'entreprend aucune recherche, ne fait aucun commentaire. Il n'est pas question de demander des comptes à Pékin. Même chose chez les démocraties occidentales. Au sommet de l'Etat, on reprend (sans conditionnel) les éléments de langage de la version chinoise : «Pour nous, il s'agit d'une affaire sino-chinoise, avec un haut fonctionnaire du régime rattrapé par les lois anticorruption. D'ailleurs sa femme est sûrement elle-même impliquée dans les affaires de son mari», nous confie un ministre. Pourtant, les Chinois n'ont là non plus fourni aucune preuve matérielle de cette accusation contre Grace Meng.
La police française a également subi une grosse pression de la part de son homologue chinoise. Le fonctionnaire de la police nationale cité plus haut poursuit : «Ils souhaitaient absolument qu'on convainque Madame Meng de se rendre à Pékin pour témoigner. Ils sont revenus plusieurs fois à la charge. Mais on leur a répondu que ce n'est pas à la police française de faire passer ce genre de message, car il y avait une enquête de justice qui était ouverte.» Encore aujourd'hui, il précise que Pékin n'a toujours pas lâché sa proie : «Ils nous demandent régulièrement quand la protection policière de Grace Meng va être levée.»
Paris a des raisons objectives de se méfier de son partenaire chinois. En mars 2017, la commission de discipline du PCC s'était vantée que «la police chinoise s'était rendue pour la première fois en France pour persuader un fugitif [un industriel chinois, ndlr] de se rendre et l'a escorté en douceur». Le quotidien le Monde expliquait alors que «ni le Quai d'Orsay, ni le ministère de la Justice, ni celui de l'Intérieur n'ont été sollicités, ou même informés par la partie chinoise de son intention de récupérer le suspect, qui faisait pourtant l'objet d'une notice rouge d'Interpol». Et ce bien que la Chine et la France aient signé un accord d'extradition en 2015.
Quelques jours après la disparition de Meng Hongwei, plusieurs événements suspects se sont déroulés sur le sol français, suffisamment sérieux pour justifier le maintien de la protection policière de Grace Meng et de ses deux enfants. Comme elle le raconte dans notre interview, elle a reçu après la disparition de son mari une menace de mort lancée depuis une puce téléphonique prépayée française. Sur des images de vidéosurveillance que Libération a pu consulter, un couple d'Asiatiques la suit à l'hôtel où elle s'est réfugiée, demande à la réception son numéro de chambre en utilisant son nom chinois, et photographie la voiture qui emmène ses enfants à l'école. Ses avocats qualifient même de «tentative d'enlèvement» l'étrange visite de deux hommes d'affaires chinois en jet privé. Enfin, la toute nouvelle consule chinoise de Lyon (la précédente a été mutée aux Seychelles le jour précédeant l'arrestation de Meng), lui a proposé de lui remettre en mains propres une lettre de son mari. Mais quand Grace Meng a demandé à ce que la police assiste à leur rencontre, elle a immédiatement renoncé.
«Prisons noires»
A ce jour, aucune demande d'arrestation de Grace Meng, première étape indispensable à une procédure d'extradition, n'a encore été réclamée par la Chine. La demande d'asile politique de Grace Meng ayant peu de chances d'aboutir, notamment parce que les accusations de corruption ne sont pas punies de la peine de mort en Chine, ses avocats envisagent de faire rouvrir l'enquête française du parquet de Lyon sur la tentative de kidnapping, et de demander pour leur cliente et ses enfants la protection de la France. Ses défenseurs, Rutsel Martha et Emmanuel Marsigny, ont écrit deux fois au président Xi Jinping pour exiger des informations sur la détention de son mari et le respect de ses droits fondamentaux. Sans réponse. Près de quatre mois ont passé depuis l'arrestation de Meng Hongwei, rien n'a filtré sur le lieu et les conditions de son emprisonnement, ni sur les charges retenues contre lui. Sollicitée, l'ambassade de Chine en France répond poliment n'avoir «aucune nouvelle» sur ce dossier depuis la publication d'un communiqué de presse en Chine le 30 octobre.
Deux ans auparavant, les délégués des polices des 192 pays membres de l'Organisation internationale de police criminelle (194 aujourd'hui), avaient pourtant élu avec 82 % des voix exprimées ce collègue qu'ils croisaient dans les assemblées générales annuelles depuis une quinzaine d'années. Avec quarante ans d'expérience, l'homme était un poids lourd du système policier chinois, et un des rares à avoir été maintenu à la direction de la Sécurité publique après l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Il avait même été promu à la tête de la police maritime en 2013, un poste crucial alors que la Chine veut imposer sa souveraineté sur la mer de Chine méridionale. Selon les statuts, le secrétariat général n'avait pas son mot à dire sur l'élection. «Si les délégués veulent élire un flic corrompu, Interpol ne peut pas les en empêcher», précise Ted R. Bromund. Ce qui fut le cas avec le Sud-Africain Jackie Selebi, élu en 2004 et contraint de démissionner en 2008 pour avoir monnayé des informations secrètes à des trafiquants de drogue.
L'élection d'un de ses ressortissants avait été un coup d'éclat pour Pékin, avide d'asseoir sa légitimité dans les instances mondiales. Et un coup bas pour les défenseurs des droits humains. D'abord parce qu'en Chine, le ministère de la Sécurité publique persécute avocats et minorités ethniques, extorque des aveux aux suspects détenus dans les «prisons noires», ce qui permet un taux de condamnation des prévenus supérieur à 99 %. Et surtout, elle a souvent été accusée de manipuler les «notices rouges» d'Interpol, ces fiches d'informations émises par les pays membres contre les criminels en fuite, pour faire la chasse à des dissidents politiques.
La 86e assemblée générale d'Interpol, organisée en septembre 2017 à Pékin, soit un an après la nomination de Meng, avait été ouverte par le président Xi Jinping lui-même, qui avait alors insisté sur l'importance de l'organisation pour son pays. La disparition soudaine de Meng Hongwei, désastreuse en termes d'image, va peser lourd dans les prochaines candidatures chinoises à des postes intergouvernementaux. C'est une des raisons pour laquelle aucun des spécialistes de la politique chinoise interrogés par Libération ne prend au pied de la lettre ces accusations de corruption.
«Sérail»
Si Meng avait cédé aux sirènes de la corruption, ce qui est très courant en Chine, pourquoi ne pas attendre la fin de son mandat, en 2020, pour le rapatrier et l'embastiller comme 1,5 million de cadres du Parti avant lui ? «Le soupçon de corruption est d'autant plus bizarre que Meng appartient au sérail depuis très longtemps. Dans ce monde de policiers, tout le monde se connaît. Pékin ne prendrait pas le risque de nommer quelqu'un de corrompu à un poste aussi sensible et prestigieux, estime un ancien haut responsable français des services de renseignement. La seule raison possible, c'est que les faits que l'on reproche à Meng étaient très graves et mettaient en péril le pouvoir en place.» Pour François Godement, chercheur à l'Institut Montaigne, une explication est à trouver dans la déclaration publiée le 8 octobre par les autorités chinoises, qui insiste longuement sur la nécessité d'une «absolue loyauté à Xi Jinping». Ce texte découle d'une réunion convoquée en urgence au milieu de la nuit après les propos tenus par Grace Meng aux médias français. «Cette déclaration est totalement inhabituelle, très longue, et est écrite dans un langage très dur, explique le sinologue. Elle mélange des accusations de "comportement inapproprié", sans les définir, et des accusations plus graves, comme être sous "l'influence pernicieuse de Zhou Yongkang". Cela établit une cause politique.»
«Deux faces»
Il est clair que Xi Jinping utilise sa très populaire campagne anticorruption pour se débarrasser de ses rivaux réels ou supposés. Zhou Yongkang, surnommé «le tsar de la sécurité», appartient à ce que l'on appelle la «faction de Jiang Zemin», ex-président chinois et rival éternel de Xi Jinping. Zhou a été emprisonné à perpétuité en 2015 pour corruption. Lors de son élection à la tête d'Interpol, la proximité de Meng Hongwei avec son ancien ministre de tutelle était bien sûr connue. Pourquoi justifier deux ans après son arrestation pour cette raison ? Xi Jinping a-t-il voulu montrer à ceux qui seraient tentés de contester son hégémonie que nul n'est à l'abri de ses foudres ? L'expulsion du PCC de deux généraux, qualifiés de «personnages à deux faces» «politiquement dégénérés», quelques jours seulement après l'arrestation de Meng, pourrait valider la crainte d'un complot politique - imaginaire ou non. Seule certitude, depuis quelques mois, Meng avait été progressivement éloigné du cœur du pouvoir : d'abord démis de ses fonctions à la police maritime, il avait été évincé en avril du comité du Parti qui chapeaute le ministère de la Sécurité publique.
Fils d'instituteurs, Meng Hongwei ne semblait pas afficher un train de vie faramineux. Il est difficile de dire si son salaire de vice-ministre (la fonction de président d'Interpol est non rémunérée) était suffisant pour payer la maison à Lyon et l'école privée des enfants. En revanche, son installation dans la ville avec sa femme et ses deux enfants avait surpris tous les observateurs. Raymond Kendall, qui fut secrétaire général d'Interpol de 1985 à 2001, confirme qu'il est «inhabituel qu'un président habite à Lyon. C'est le secrétaire général de l'organisation qui dirige les affaires quotidiennes». Sur ce point, Jürgen Stock, secrétaire général d'Interpol et patron opérationnel est catégorique : «Le poste de président est honorifique, sa présence n'est requise à Lyon que pour trois réunions par an. Meng était toujours vice-ministre en Chine, c'était sa principale activité. Sa décision de vivre à Lyon était personnelle, et n'avait rien à voir avec sa position à Interpol.» Un membre de l'entourage de Bernard Cazeneuve, qui était ministre de l'Intérieur en 2016, confirme : «La fonction de président est essentiellement de la coordination diplomatique et de la représentation.»
Alors que le Parti communiste chinois n'a pas de mots assez durs pour critiquer les hommes d'affaires chinois qui mettent famille et argent à l'abri à l'étranger, pour quelle raison le ministère de la Sécurité publique a-t-il autorisé son vice-ministre à s'installer en France ? Grace Meng a répété à plusieurs reprises à Libération que son mari «travaillait très dur et voyageait beaucoup pour Interpol, plus de deux cents jours par an pendant la première année». Meng se servait-il de cette couverture pour remplir des missions pour le compte du Parti communiste chinois partout dans le monde ? Participait-il activement aux opérations Skynet et Fox Hunt, dont il a été un des artisans ?
«Liuzhi»
Ces «opérations», sous la houlette du ministère de la Sécurité publique, sont en général menées secrètement dans des pays étrangers. Basées sur le chantage et les menaces de rétorsion sur la famille restée au pays, elles donnent parfois lieu à des enlèvements purs et simples. Selon la presse chinoise, en trois ans, plus de 4 000 citoyens chinois suspects de corruption - mais aussi dissidents, éditeurs ou exilés ouïghours - ont été ramenés au bercail. Parmi eux, 800 fonctionnaires, dont seuls 52 étaient visés par des notices rouges.
Pourquoi Meng a-t-il choisi, ce 25 septembre, de s'arrêter en Chine entre un voyage à Stockholm pour le compte d'Interpol et un déplacement en Iran ? Mystère. D'après sa femme en tout cas, il ne passait que très rarement par Pékin. «Meng a peut-être pensé que jamais le Parti n'oserait l'arrêter, et a péché par excès de confiance», suppute un universitaire chinois réfugié en France. Quoi qu'il en soit, cette arrestation est à ce jour la plus grosse prise de la Commission nationale de supervision (NSC), la superagence anticorruption créée en mars 2018, qui a mis au point une garde à vue de six mois, le «liuzhi». Durant cette période, les détenus peuvent se voir refuser l'accès à un avocat et à leurs proches, et, selon l'ONG asiatique Safeguard Defenders, la privation de sommeil, les positions inconfortables, les coups, la malnutrition, la pression psychologique et les menaces sur la famille sont couramment utilisés pour obtenir des aveux forcés.
Le policier avait-il l’intention de passer à l’Ouest avec femme et enfants, dans un remix de la guerre froide ? Menaçait-il de livrer aux services secrets étrangers des informations qui auraient pu être fatales au régime de Xi Jinping dans le contexte de guerre commerciale avec les Etats-Unis ? La seule chose qui est certaine, c’est que l’ordre de faire tomber le président d’Interpol sous les yeux éberlués de la planète n’a pu venir que du plus haut sommet de l’Etat chinois.