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Libération
Reportage

Des sacs Dior aux taudis : Hongkong, concentré d’inégalités

Selon Oxfam, la ville fait partie des endroits du monde où les inégalités sont les plus «extrêmes». Alors que les plus riches se pavanent avec leurs chiens manucurés à bord de leurs Tesla, Kelly, 10 ans, ou la famille Wong, qui vit à quatre dans 27m², tentent de survivre tant bien que mal loin des gratte-ciel.
De nombreuses familles hongkongaises sont contraintes de vivre dans des appartements minuscules. (Photo Benny Lam. Rex. Sipa)
publié le 20 janvier 2019 à 20h56

Kelly n'a ni père ni loisirs, et ne mange pas à sa faim. La fillette fluette aux manches trop courtes nourrit pourtant l'ambition de devenir une «femme riche». Et ça la fait rire, car elle sait qu'il lui faudra «étudier et travailler très très dur» pour accomplir son rêve. A 10 ans, elle vit sous le seuil de pauvreté à Hongkong, comme un enfant sur cinq dans cette ville où, selon Oxfam, les inégalités sont «parmi les plus extrêmes» au monde et se creusent depuis quinze ans. Ici, magasins de luxe et magnats milliardaires côtoient sans-abri et vieillards ramasseurs de carton.

Inabordables

En 2016, le revenu médian moyen par ménage du plus haut décile (les 10 % les plus riches) était 44 fois plus important que celui du plus bas décile (les 10 % les plus pauvres). En 2006, c’était «seulement» 34 fois plus. A cette date, les plus pauvres devaient travailler pendant près de deux ans et dix mois pour gagner ce que les plus riches engrangeaient en un mois. Il faut désormais trois ans et huit mois.

La richesse est fortement concentrée : les particuliers disposant de plus de 20 millions d'euros possèdent à eux seuls 47 % des richesses. Et elle se montre. Sacs Dior, talons Louboutin et bracelets Love de Cartier font partie intégrante du décor. Les Tesla sont à tous les coins de rue, au point que leur fondateur, Elon Musk, a jusqu'à récemment considéré Hongkong comme «la ville-balise» pour ses produits car elle comptait par habitant le plus grand nombre de ces voitures électriques haut de gamme. Même les chiens mènent ici une vie en or, dorlotés et manucurés par des propriétaires qui n'hésitent pas à payer rubis sur l'ongle pour des toilettages au lait ou des soins à l'oxygénothérapie.

La pauvreté, grandissante, se fait très discrète. Elle touche 1,38 million de personnes, soit 20,1 % de la population hongkongaise. Dont Kelly. Abandonnée à la naissance par son père, la fillette survit dans le quartier saturé de Mongkok (en face de l’île de Hongkong) avec sa mère, Jojo, 40 ans, Chinoise du continent en situation irrégulière.

A Hongkong, le marché immobilier est parmi les plus inabordables au monde. Des places de parking s’arrachent pour 250 000 euros, des appartements sur l’emblématique pic de l’île Victoria pour 140000 euros le mètre carré. Kelly et sa mère vivent, elles, dans un studio oppressant : 9 m² de boîtes et de sacs amoncelés autour d’un lit et d’une table. Elles disposent de 6 000 dollars hongkongais (660 euros) par mois, donnés par un oncle. Une fois décomptés les 4 200 HKD de loyer, 200 HKD d’électricité et 100 HKD de téléphone, il leur reste 1 500 HKD (soit 166 euros). Pas suffisamment pour trois repas par jour, ni pour l’uniforme de l’école, ni pour l’ordinateur, ni pour une consultation médicale. Il ne leur reste rien, sauf une vie de galère, à grappiller d’ONG en banques alimentaires quelques vêtements et aliments.

Indigence

Le plus difficile pour Kelly ? Voir ses camarades acheter des goûters après l’école. Quand ses copines partent suivre des cours de soutien ou des activités extrascolaires à 25 euros la demi-heure, elle rejoint sa paroisse pour faire ses devoirs avec l’aide d’une sœur. Les notes de ses copines grimpent en anglais mais pas les siennes, faute de cours particuliers, explique la fillette discrète dans un anglais mal assuré.

Dans son jean trop grand et ses tongs Peppa Pig, Kelly réussit à se mouvoir dans la minuscule pièce encombrée, fouille sous une pile de feuilles et brandit fièrement des natures mortes au fusain, ses trophées des cours de dessin qu'il a fallu arrêter car trop onéreux, 45 euros par mois. «J'étais déçue, j'aimais beaucoup ça», souffle-t-elle dans une moue. Selon Sze Lai-shan, de l'ONG Hongkong Society for Community Organization, qui s'occupe de la petite fille, en étant privée de ces activités parascolaires bénéfiques pour son bien-être et l'acquisition d'autres compétences, Kelly est lourdement pénalisée et rejetée. Or cet isolement social dès le plus jeune âge est préjudiciable dans une société régie par les réseaux, où la compétition est reine et la réussite une obligation. «Il y a vingt ans, l'école permettait de s'élever dans l'échelle sociale, ce n'est plus le cas. Aujourd'hui les élèves doivent payer pour avoir plus de ressources et d'opportunités. Beaucoup se retrou vent en échec dès la ligne de départ parce que leur famille est pauvre», explique Sze Lai-shan.

Le travail ne permet pas non plus de sortir de l'indigence. Dans ce quartier de Sham Shui Po, une personne sur quatre est pauvre. Beaucoup sont des actifs qui, malgré un emploi voire deux, peinent à se maintenir à flots. Ils vivent entassés dans de vieux immeubles des années 60. Les appartements y sont subdivisés en micros studios ou des «lits-cercueils» où l'on ne tient qu'allongé, des espaces sans intimité, ni lumière, ni air ventilé. Certains de ces locataires espèrent décrocher un logement social, comme l'ont déjà fait 45,6 % des 7,4 millions de résidents de Hongkong. Dans l'attente du Graal, cinq ans et demi en moyenne, ils s'entassent à Sham Shui Po ou s'excentrent vers les zones rurales des Nouveaux Territoires, la partie continentale de Hongkong.

C'est le cas de la famille Wong, venue de Chine il y a moins de dix ans, rencontrée à Long Ping, à plus d'une heure de métro des gratte-ciel rutilants du centre des affaires. Le père, Wong Chi Keung, travaille dans le bâtiment quand sa santé défaillante le lui permet. Son épouse, Lau Ying Sheung, ne travaille pas, afin de s'occuper de leurs jumelles de 6 ans, scolarisées seulement la moitié de la journée. «On vit dans le stress», raconte-t-elle. Depuis quelques mois, ils sont installés dans un espace de 27 m² construit illégalement sur le toit d'un hôtel de passe. Mégots et préservatifs usagés jonchent les marches de l'immeuble.

Un matin, intriguées par l'odeur, les jumelles, Mei Yin et Shuk Yin, ont découvert un rat en décomposition sur le toit, à côté de leur poupée. Depuis, racontent-elles en secouant la tête, elles n'y laissent plus traîner aucun de leur jouet. Elles restent confinées à l'intérieur de leur logement pour dessiner ou étudier, «parce que ça demande trop d'énergie de descendre les sept étages et le square est trop loin», explique la mère, vite essoufflée par l'effort physique à cause de son diabète.

«Restrictions»

Malgré cet environnement, Lau Ying Sheung se satisfait de son logement, «un luxe comparé au conteneur perdu dans la campagne» que la famille louait pour 3 000 HKD (331 euros). Problème : le propriétaire compte les expulser d'ici quelques semaines. «Aides sociales comprises, nous ne touchons qu'environ 10 000 HKD par mois (1 106 euros). C'est impossible avec ça de payer des frais d'agence pour trouver un autre logement», raconte Lau Ying Sheung, très préoccupée.

Sentiment d'insécurité et angoisse sur l'avenir alimentent son quotidien, comme près de la moitié des foyers défavorisés, selon une étude menée en 2017 par la fondation Caritas. «Le gouvernement n'aide pas correctement les gens et met énormément de restrictions et de conditions pour l'obtention des aides sociales, regrette Kelvin Lee, de Caritas. Les salariés peu qualifiés doivent travailler plus de dix heures par jour, sans pour autant s'en sortir et encore moins économiser. Ils placent donc beaucoup d'espoir dans la réussite de leurs enfants, beaucoup trop.»

Hongkong, un cinquième de la population sous le seuil de pauvreté

«Hongkong est peut-être le seul pays au monde à avoir accentué ses inégalités après qu'il a rejoint un pays communiste.» La boutade de Thomas Piketty lancée lors d'une conférence à Hongkong à l'automne a été confirmée par les dernières statistiques officielles. La pauvreté ne diminue pas en dépit d'une croissance de 3,8 %.

En 2017, un cinquième de la population est passé sous le seuil de pauvreté (calculé à partir des revenus des ménages avant impôts et aides sociales), soit une hausse de 0,2 % et un record depuis 2010. Pourtant près de 79,8 milliards de dollars hongkongais (8,9 milliards d’euros) sont alloués à l’aide sociale, près de deux fois plus qu’en 2009 lorsque le gouvernement a commencé à publier des statistiques sur la pauvreté, ce qui en fait le deuxième poste de dépenses après l’éducation.

Les autorités imputent cette hausse au vieillissement de la population. Les plus de 65 ans représentent 16,6 % de la population totale, et un tiers des indigents. Plus inquiétant, le taux de pauvreté des enfants a grimpé de 0,3 point à 23,1 %, et s’accentue aussi la paupérisation des jeunes diplômés et étudiants qui travaillent pour rembourser leurs études.

On est considéré comme pauvre à Hongkong quand on gagne moins de 4 000 HKD par mois (445 euros) pour une personne seule, 19 900 HKD (2 200 euros) pour une famille de quatre.

Le logement est l’une des racines du problème. Il engloutit plus du tiers du budget des ménages défavorisés. Pour Paul Yip, professeur au département des sciences sociales de l’Université de Hongkong, sont aussi en cause la piètre protection du travail, un salaire minimum dérisoire, à 34,5 HKD de l’heure (3,9 euros), instauré en 2011 seulement, et des syndicats fantoches.

Selon lui, en externalisant ses emplois, le gouvernement a par ailleurs «mené la danse dans cette spirale négative» qui fait que la croissance économique n'aide plus les classes inférieures à participer aux succès économiques. «Plutôt que de créer une dépendance aux allocations sociales, le gouvernement devrait pousser à l'augmentation des salaires.»