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Libération
Chronique «Hébreu dis donc»

Sur les routes israéliennes, les «shérout», rare lieu du rouler-ensemble

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Chronique sur la société israélienne. Aujourd’hui, les taxis collectifs hébreux, concentrés roulant de la «face B» israélienne.
Des «shérout» devant la gare routière de Tel-Aviv, mardi. (Photo Guillaume Gendron)
publié le 23 janvier 2019 à 10h02

En Israël, ils sont partout, traçant des arabesques dans les bouchons d'un pays aux routes toujours plus congestionnées. Appelés shérout (littéralement «services» en hébreu), ces minivans jaunes aux airs de taxi new-yorkais gonflés à l'hélium dédoublent les lignes de bus des grandes villes, notamment à Tel-Aviv, où ils prennent le relais des transports publics pendant le shabbat et la nuit, ainsi que le réseau national.

Jusqu'en 2005, les shérout opéraient en Israël illégalement. Sous le radar. Et depuis selon un système quasi-mafieux d'attribution de licences, comme l'a révélé le quotidien Haaretz, évoquant les «connexions politiques» des heureux élus (en tout, 2 200 shérout ont été régularisés). Mais il en roule certainement plus, charriant entre 100 000 et 300 000 utilisateurs par jour selon diverses estimations.

La seule statistique fournie par les autorités à Libération est l'existence de 60 lignes couvertes par ces taxis collectifs. En 2016, le gouvernement a promis d'assainir le milieu en tentant d'intégrer les minivans à son système de transport public, prévoyant d'y installer à terme des lecteurs de Rav-Kav, ces cartes magnétiques utilisées dans les bus et les trains. Seul moyen, dixit le ministère des Transports, d'avoir une idée du nombre d'utilisateurs. Vœu pieux, jusqu'ici sans suite.

Cuisse contre cuisse

En centre-ville, on les hèle, et pour les liaisons entre les agglomérations du pays – ce qui nous intéresse ici – on les retrouve le plus souvent aux alentours des gares routières. Ou, à Jérusalem, du côté de la porte de Damas, l'entrée palestinienne de la Vieille Ville. «Tel-Aviv, Tel-Aviv, Tel-Aviv !», «Yerushalayim ! Yerushalayim !» : il suffit de repérer les chauffeurs, juifs et arabes, qui beuglent à toute vitesse le nom de leur destination jusqu'à avoir rempli leur véhicule. Tant que le van n'est pas plein, on ne part pas, façon taxi-brousse. On y paie en liquide. Sans plus de questions.

Pour environ 35 shekels (8 euros), le trajet Jérusalem-Tel-Aviv offre un aperçu fascinant de la «face B» d'Israël, compactée sur une dizaine de sièges. Ceux qui n'ont pas les moyens d'avoir une voiture (Israël étant, à l'image des Etats-Unis, un endroit où la bagnole est un marqueur social au fer rouge), ceux qui ne sont que de passage ou en rupture, ceux qui ne veulent pas qu'on vérifie leurs papiers ou permis.

Ultraorthodoxes sans le sou, sans-papiers africains, backpackers débrouillards, bonnes philippines rendant visite à des copines, jeunes kibboutzim testant leur liberté, Palestiniens de Cisjordanie occupée qui, après avoir franchi l'éprouvant checkpoint de Qalandiya, s'aventurent jusqu'à Tel-Aviv avec leur permis les limitant officiellement à Jérusalem-Est (mais ici, qui vérifie?), gamins secs des colonies à kippa brodée de dorures bling-bling sur crâne rasé, fêtards ayant raté le dernier bus, retraités russophones… A toute heure, tout ce beau monde s'y retrouve côte à côte, cuisse contre cuisse sur des sièges toujours trop étroits.

«Pas un regard, pas un mot»

Les pièces passent de mains en mains. Le conducteur est le plus souvent arabe – surtout s'il vous dépose porte de Damas et fait le trajet durant le shabbat ou les fêtes juives. Dans l'habitacle, on y a entendu des conversations en arabe d'ouvriers, le grésillement de la techno séfarade étouffée par les casques, des discussions en anglais sur le manspreading et moult monologues téléphoniques en hébreu.

La première fois, les naïfs – dont l'auteur de ces lignes – se disent : ces gens-là sont censés se craindre, voire se haïr, et ils se font passer la petite monnaie. De quoi espérer ? Pour Chloé Rouveyrolles, notre prédécesseure, coautrice du livre les Palestiniens (dans la collection Lignes de vie d'un peuple) et «shéroutrice» aguerrie, «c'est surtout un lieu où les gens sont effectivement les uns à côté des autres mais en évitant toute interaction. Pas un regard, pas un mot. Où les pauvres doivent remiser leurs convictions sur l'autre ou le conflit, non par choix ou ouverture mais parce qu'ils n'en ont ni les moyens, ni l'espace». Le vivre-tout-serré plutôt que le vivre-ensemble, reflet assez fidèle de l'Israël moderne.