Ex-ministre de Salvador Allende, Pedro Felipe Ramírez, 77 ans, a été emprisonné peu après le coup d'Etat militaire de 1973, avant de s'exiler au Venezuela. De retour au Chili quelques années plus tard, il doit quitter la direction de son parti, Izquierda Cristiana («gauche chrétienne») après que la police politique du régime d'Augusto Pinochet (1973-1990) a menacé de révéler son homosexualité. Lors de son second mandat, la présidente socialiste Michelle Bachelet (2014-2018) le nomme ambassadeur au Venezuela. Admirateur de la révolution bolivarienne, il est rentré au Chili cette année, sans illusion sur le régime de Maduro, qu'il considère comme une dictature. Il a reçu Libération chez lui, à Santiago.
Considérez-vous légitime l’autoproclamation de Juan Guaidó comme président par intérim du Venezuela ?
Je ne suis pas constitutionnaliste, mais le débat est selon moi politique plus que juridique. De ce point de vue, oui, Juan Guaidó est légitime. Il représente l’opposition à Nicolás Maduro, mieux que d’autres figures dans le passé, et il doit y avoir une négociation entre les deux camps.
Nicolás Maduro a dit qu’il était disposé à rencontrer Juan Guaidó. Pensez-vous qu’il soit prêt à négocier ?
Deux négociations ont eu lieu entre le gouvernement et l’opposition quand j’étais ambassadeur, en 2014 et l’an dernier. En réalité, Maduro n’a voulu négocier sérieusement dans aucun de ces deux cas. Reste à voir si, cette fois, il s’agit d’une déclaration sincère.
«Nous ne voulons pas revenir au XXe siècle, aux interventions américaines et aux coups d’Etat», a affirmé Maduro, après avoir fait l’éloge du gouvernement de Salvador Allende…
Que Maduro se compare à Salvador Allende, c’est une insulte à sa mémoire. Il n’y a pas eu un seul prisonnier politique sous le gouvernement d’Allende. Sous Maduro, il y en a des centaines. Jamais nous n’avons tiré une seule balle sur des membres de l’opposition alors qu’ils ont tué plus d’une centaine de personnes lors de manifestations. Après le coup d’Etat du 11 septembre 1973, la dictature de Pinochet a mené toutes les recherches qu’elle a pu, et elle est arrivée à la conclusion que nous n’avions pas détourné un seul centime d’argent public. La situation est loin d’être la même sous le gouvernement de Maduro.
Vous définissez le Venezuela de Maduro comme une dictature, mais vous continuez de vous déclarer chaviste…
Je suis toujours chaviste, même si je reconnais que Chávez a fait des erreurs. Le régime de Maduro n’a plus rien à voir avec le chavisme. C’est une dictature, menée par un groupe de personnes qui ont pris le contrôle de l’Etat pour leur bénéfice personnel et ont ruiné le pays, l’ont plongé dans la faim et provoqué un exode historique à l’échelle du continent. Il ne s’agit pas seulement de la situation économique catastrophique, ou des atteintes répétées aux droits de l’homme. L’état du peuple, notamment les pauvres, qui soutenaient largement le chavisme, est dramatique. Ce gouvernement n’a plus rien de gauche. Son seul programme est de tout faire pour se maintenir au pouvoir, y compris par des actes relevant de la criminalité.
Les partis de gauche ont-ils été aveugles, ou du moins trop silencieux, sur le régime de Nicolás Maduro ?
Une grande partie de la gauche latino-américaine n’a pas osé condamner les dérives autoritaires du gouvernement de Maduro et la violente répression menée par Daniel Ortega au Nicaragua. Est-ce parce qu’ils reçoivent, ou ont reçu dans le passé des financements du gouvernement vénézuélien ? Si la gauche prenait clairement ses distances vis-à-vis de ces deux régimes à l’agonie, elle pourrait se défendre bien plus facilement face aux attaques de la droite. Le silence nuit énormément aux gauches latino-américaines.
En l’espace de trois ans, la gauche a perdu les élections présidentielles au Brésil, en Colombie, au Chili, en Argentine… Seule exception : l’élection d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique. Comment analysez-vous ce recul des gauches en Amérique latine ?
Les politiques menées par la gauche au Venezuela et au Nicaragua ont fait peur à l'opinion publique latino-américaine. La droite a su tirer profit de la situation au Venezuela pour attaquer les candidats de gauche : au Brésil, au Chili, ou encore en Colombie, où le prétendant à la présidentielle Gustavo Petro a été accusé par son rival Iván Duque d'être financé par Caracas et de vouloir entraîner la Colombie dans une situation analogue à celle du Venezuela. D'autre part, au-delà de l'insécurité, la corruption a joué un rôle crucial dans les dernières présidentielles au Brésil et au Mexique, où, paradoxalement, des raisons similaires ont porté Andrés Manuel López Obrador et Jair Bolsonaro [extrême droite, ndlr] au pouvoir. Tous deux ont bénéficié d'un vent de dégagisme et du rejet des autres partis englués dans des affaires de corruption, qui ont touché notamment la majorité sortante du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au Mexique, et le Parti des travailleurs (PT) au Brésil.
Pourquoi, selon vous, une droite très libérale économiquement, populiste, sexiste et raciste comme celle que représente le président brésilien, Jair Bolsonaro, parvient-elle à convaincre ?
La situation économique est extrêmement difficile au Brésil, l’insécurité est très importante, la corruption a atteint des sommets. Elle a frappé tous les partis politiques, même si la droite a bien géré ses affaires. Jair Bolsonaro n’avait aucun programme, mais il a tenu un discours fort et centré sur ces enjeux, en se présentant comme un candidat anticorruption qui allait apporter au Brésil la sécurité, et résoudre les problèmes économiques en libéralisant encore plus le pays. En Colombie, les raisons sont assez similaires, à une différence près : l’accord de paix signé en 2016 avec les Forces armées révolutionnaires (Farc) a été très mal perçu par les Colombiens, et cela a eu une influence capitale sur la campagne pour l’élection présidentielle ensuite.