Menu
Libération
Reportage

Après la libération d’Asia Bibi, les fondamentalistes enragés

La Cour suprême pakistanaise a confirmé l’acquittement de la chrétienne condamnée à mort pour blasphème en 2010. Au grand dam des islamistes, qui sèment la terreur.
Des militants islamistes à Karachi le 21 novembre, quelques semaines après l'acquittement d'Asia Bibi. (Photo Asif Hassan. AFP)
publié le 29 janvier 2019 à 20h26

Elle a appris la nouvelle depuis sa résidence surveillée, l'une des cachettes les mieux gardées du Pakistan. Trois mois après l'acquittement d'Asia Bibi, la Cour suprême a confirmé mardi sa décision : trop de «vices de procédure» et d'inexactitudes dans les témoignages. Plus rien n'empêche désormais la chrétienne de quitter ce pays musulman très conservateur, où elle est la cible des extrémistes religieux. Qari Saalam, l'imam du village Ittan Wali, où la mère de famille habitait, a été le dernier à se résigner. La plus haute instance judiciaire pakistanaise a déclaré irrecevable le recours qu'il avait intenté contre sa décision. Dans les ruelles couleur brique, où Libération s'est rendu après l'acquittement, la rancœur est plus féroce que jamais. Neuf ans ont pourtant passé depuis l'incident dérisoire qui a valu à Asia Bibi de passer près d'une décennie dans le couloir de la mort. Mais la vie de ce lieu autrefois paisible semble articulée autour d'une querelle aux «effets terribles», qui «causera beaucoup de morts», se lamente Mohammed Idriss, l'ancien employeur d'Asia Bibi.

Maudite. Ce propriétaire terrien volubile affirme avoir vu toute la scène, qui s'est déroulée autour d'un puits de ferraille, près d'un talus de ronces. Sa version n'a pas changé : ce jour de juin 2009, Asia Bibi, une ouvrière agricole chrétienne fâchée contre des paysannes musulmanes qui refusaient de partager avec elle leur verre d'eau, a blasphémé. «Nous l'avons confondue devant les villageois et elle a reconnu les faits», raconte-t-il. De son côté, Asia Bibi maintiendra qu'on l'a traînée et battue dans la rue, non loin de la porte bleue délavée de sa maison, vide aujourd'hui car «maudite». Un qualificatif dont tous les villageois rencontrés affublent la chrétienne.

«Il y avait des gens qui voulaient la tuer et ne pas la remettre à la justice, mais nous avons préféré suivre la loi. Aujourd'hui, nous regrettons de ne pas avoir rendu justice de nos propres mains», soupire Mohammed Idriss. Car depuis l'annonce de l'acquittement d'Asia Bibi, «le mauvais sort nous poursuit», peste Fatma, une femme drapée dans un châle mauve, qui demande qu'on ne cite pas son vrai prénom. Fous de rage, des habitants d'Ittan Wali ont participé à des marches violentes et ont brûlé une voiture de police : 86 d'entre eux sont poursuivis par la justice pour troubles à l'ordre public et propagation de la terreur. «Quand j'ai su qu'elle serait libérée, mon cœur a eu un choc», ajoute encore Fatma.

Plus d’une vingtaine de femmes travaillaient aux champs avec Asia Bibi le jour où tout a basculé. Mais Fatma, son ancienne voisine, compte parmi les deux seules qui l’ont formellement accusée de blasphème. Aujourd’hui, plus aucun membre de la famille d’Asia Bibi n’habite Ittan Wali.

Cible. Dans la région, les chrétiens sont principalement regroupés dans le bourg de Youngsenabad, qui compte environ 8 000 membres de la communauté. Le pasteur Massoud est l'un des rares hommes d'Eglise à accepter de rencontrer Libération, car d'après lui, «la peur d'être pris pour cible s'est abattue sur le village». Lui estime toutefois que «l'Etat pakistanais fait des progrès pour [les] protéger», ce que les quelques voitures de police postées en amont du village d'Asia Bibi semblent confirmer. Mais il dit craindre pour les autres condamnés pour blasphème, évalués à une quarantaine par une commission américaine. «Notre problème n'est pas la loi antiblasphème, nous la respectons. Mais les magistrats des petites cours de justice se fichent de notre bonne foi, car ils subissent la pression de leur environnement», souligne-t-il.

Plusieurs procès en cours l'inquiètent. L'un d'entre eux se tient en ce moment à Lahore : un adolescent chrétien accusé il y a un an d'avoir blasphémé sur les réseaux sociaux. Son cousin, également arrêté, s'est défenestré pour fuir un interrogatoire trop violent. Dans le petit tribunal où il est jugé, des membres du Tehreek-e-Labaik (TLP), un parti politique issu d'une secte soufie ultraviolente, qui avait bloqué le Pakistan après l'annonce de l'acquittement d'Asia Bibi, récitent le Coran à pleins poumons pour intimider les juges, affirme son avocate. L'un des leaders du TLP, Shafeek Amini, a publié une vidéo sur Internet mardi : en cas de libération de la «damnée Asia Bibi», avertit-il, ses soutiens «se tiennent prêts». Dans un tel contexte, l'un des avocats d'Asia Bibi, Saif Ul Malook, se dit «heureux comme jamais» de la décision de la Cour suprême. La chrétienne devrait quitter au plus vite le Pakistan. Le Canada est évoqué comme sa prochaine terre d'accueil.