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Libération
Reportage

Dans le village d'Asia Bibi au Pakistan : «Nous regrettons de ne pas avoir rendu justice de nos propres mains»

Condamnée à mort pour blasphème en 2010, la chrétienne a été acquittée en octobre, mais un ultime recours avait été déposé contre cette décision... La Cour suprême vient de confirmer qu'elle était bien libre.
Manifestation à Karachi contre l'acquittement d'Asia Bibi, le 21 novembre 2018. (Photo Asif Hassan. AFP)
publié le 29 janvier 2019 à 12h55

Elle a appris la nouvelle depuis sa résidence surveillée, l'une des cachettes les mieux gardées du Pakistan. Trois mois après qu'elle a prononcé l'acquittement d'Asia Bibi, la Cour suprême a confirmé sa décision : trop de «vices de procédures» et d'inexactitudes dans les témoignages constellaient le dossier de la chrétienne. Plus rien ne l'empêche désormais de quitter ce pays musulman très conservateur, où elle est la cible des extrémistes religieux.

Qari Saalam, l'imam du village Ittan Wali, où la mère de famille habitait, a été le dernier à se résigner. Mais la plus haute instance judiciaire pakistanaise a déclaré irrecevable le recours qu'il avait intenté contre sa décision. Dans ce petit village aux ruelles couleur brique, où Libération s'est rendu après l'acquittement, la rancœur est plus féroce que jamais. Neuf ans ont pourtant passé depuis l'incident dérisoire qui a valu à Asia Bibi de passer près d'une décennie dans le couloir de la mort. Mais la vie de ce lieu autrefois paisible, bordé d'un canal d'eau claire, semble encore articulée autour d'une querelle aux «effets terribles», qui «causera beaucoup de morts», se lamente Mohammed Idriss, l'ancien employeur d'Asia Bibi.

Ce propriétaire terrien volubile affirme avoir vu toute la scène, qui s'est déroulée autour d'un puits de ferraille, près d'un talus de ronces. Sa version des faits n'a pas changé : ce jour de juin 2009, Asia Bibi, fâchée contre des paysannes qui refusaient de partager avec elle leur verre d'eau, a blasphémé. «Nous l'avons confondue devant les villageois et elle a reconnu les faits», raconte-t-il. De son côté, Asia Bibi maintiendra qu'on l'a traînée de force et battue dans la rue, non loin de la porte bleu délavé de sa maison, vide aujourd'hui car «maudite». Un qualificatif dont tous les villageois rencontrés affublent la chrétienne.

Peur

«Il y avait des gens qui voulaient la tuer et ne pas la remettre à la justice, mais nous avons préféré suivre la loi. Aujourd'hui, nous regrettons de ne pas avoir rendu justice de nos propres mains», soupire Mohammed Idriss. Car depuis l'annonce de l'acquittement d'Asia Bibi, «le mauvais sort nous poursuit», peste Fatma, une femme sans âge drapée dans un châle mauve, qui demande qu'on ne cite pas son vrai prénom. Fous de rage, des habitants d'Ittan Wali ont participé à des marches violentes et ont brûlé une voiture de police. Résultat : 86 d'entre eux sont actuellement poursuivis par la justice pour troubles à l'ordre public et propagation de la terreur.

«Quand j'ai su qu'elle serait libérée, mon cœur a eu un choc», ajoute encore Fatma. Plus d'une vingtaine de femmes travaillaient aux champs avec Asia Bibi le jour où tout a basculé. Mais Fatma, son ancienne voisine, compte parmi les deux seules qui l'ont formellement accusée de blasphème. Plus aucun membre de la famille d'Asia Bibi n'habite Ittan Wali aujourd'hui. Dans la région, les chrétiens sont désormais principalement regroupés dans le bourg de Youngsenabad, qui compte environ 8 000 membres de la communauté. Le pasteur Massoud est l'un des rares hommes d'Eglise à accepter de rencontrer Libération, car d'après lui, «la peur d'être pris pour cible s'est abattue sur le village».

Lui estime toutefois que «l'Etat pakistanais fait des progrès pour les protéger», ce que les quelques voitures de police postées en amont du village d'Asia Bibi semblent confirmer. Mais il dit craindre pour les autres condamnés pour blasphème, évalués à une quarantaine de personnes par une commission américaine. «Notre problème n'est pas la loi anti-blasphème, nous la respectons. Mais les magistrats des petites cours de justice se fichent de notre bonne foi car ils subissent la pression de leur environnement», souligne-t-il.

Pressions

Plusieurs procès en cours l'inquiètent particulièrement. L'un d'entre eux se tient en ce moment à Lahore : un adolescent chrétien accusé il y a un an d'avoir blasphémé sur les réseaux sociaux. Son cousin, également arrêté, s'est défenestré pour fuir un interrogatoire trop violent. Dans le petit tribunal de Lahore où il est jugé, des membres du Tehreek-e-Labaik (TLP), un parti politique issu d'une secte soufie ultraviolente, qui avait bloqué le Pakistan après l'annonce de l'acquittement d'Asia Bibi, récitent le Coran à pleins poumons pour intimider les juges, affirme son avocate. L'un des leaders du TLP, Shafeek Amini, a publié une vidéo sur Internet ce mardi : en cas de libération de la «damnée Asia Bibi», avertit-il, ses soutiens «se tiennent prêts».

Dans un tel contexte, l'un des avocats d'Asia Bibi, Saif Ul Malook, se dit «heureux comme jamais» de la décision de la Cour suprême, fier d'avoir défendu l'une des «victimes les plus courageuses de [sa] carrière». La chrétienne devrait quitter au plus vite le Pakistan. Le Canada est évoqué comme sa prochaine terre d'accueil.