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Libération
Chronique «Miroir d'outre-Rhin»

En Allemagne, la vieille série télé «Tatort» se met enfin à la diversité

Miroir d'outre-Rhindossier
Chronique sur la vie, la vraie, vue d’Allemagne. Ce voisin qu’on croit connaître très bien mais qu’on comprend si mal. Au programme de cette semaine, un épisode de la série emblématique allemande «Tatort». Avec pour la première fois, une commissaire noire, incarnée par l'actrice Florence Kasumba.
L'actrice Florence Kasumba, le 8 février 2018 à Londres. (Photo Tolga Akmen. AFP)
publié le 6 février 2019 à 10h00

Ah, l'Allemagne, sa bière, ses bretzels… Et ses fins de week-end devant Tatort. Depuis 1970, cette série criminelle occupe le créneau télé du dimanche soir avec une remarquable assiduité. Que ce soit en solo avec le chat, en famille dans le salon, entre colocataires autour d'une pizza, dans un bar avec des inconnus, et même sur Twitter avec le hashtag approprié, les Allemands – 8,64 millions en moyenne par épisode en 2018 – regardent et commentent cette série chaque semaine.

Aussi emblématique qu'elle puisse être, elle est pourtant méconnue au-delà des frontières de l'Allemagne. Lorsque je parle de Tatort à des Français, je récolte souvent un sourire vaguement amusé – avec un regard me donnant l'impression d'avoir fait quelque chose de très malaisant, comme manger un paquet de Chamonix sur un canapé en velours caca d'oie en écoutant Francis Lalanne. Leur connaissance de l'Allemagne étant dramatiquement lacunaire, ils ont tendance à confondre Tatort avec d'autres séries estampillées ringardo-teutonnes, comme le Renard (Der Alte en VO) et, naturellement, Derrick – même si cette dernière a définitivement perdu de son lustre lorsqu'on a découvert le passé nazi de son acteur principal, Horst Tappert.

Effet «madeleine de Proust»

Mais les Français ont tort. Tatort est d'une grande richesse culturelle. La série reflète assez bien cet engouement très allemand pour les Krimis, les fictions policières, que ce soit en littérature, au cinéma ou à la télé. Et il est impossible de se frotter à ce pays sans l'avoir vue. Les Allemands y sont puissamment attachés. L'une des explications à cet effet «madeleine de Proust» se trouve peut-être dans le générique de la série, si délicieusement seventies.

Si le nombre de spectateurs a tendance à fléchir avec les ans, la série reste populaire. On y trouve de tout : on ne suit pas les enquêtes d'un seul personnage comme dans Columbo, mais de plusieurs. Tatort étant une série anthologique, souvent commissaire varie, et l'action peut se dérouler partout en Allemagne, de Hambourg à Münster. Produite par la chaîne publique ARD et ses antennes régionales, la série est devenue au fil des ans le parfait reflet du fédéralisme allemand. Chaque région, avec ses spécificités et ses accents, y est mise en valeur. En outre, Tatort mise sur le réalisme, et brasse de nombreux sujets - l'an dernier, un épisode tournait autour d'une thématique qui fut autrefois ultra-sensible en RFA : la Fraction Armée Rouge, et ce pile au moment du 40e anniversaire de l'«Automne allemand».

Des rôles de «criminelles»

L'épisode de Tatort du 3 février, le 1083de la série, était attendu. Non pas parce que l'enquête se déroulait à Göttingen. Pas davantage à cause de son scénario, glauque à souhait (une jeune fille de 15 ans accouchant après un déni de grossesse d'un nourrisson devenu introuvable, je vous passe les détails). Mais parce que la détective Charlotte Lindholm, bien connue des téléspectateurs, y rencontrait sa nouvelle coéquipière, Anaïs Schmitz… Une commissaire noire, pour la toute première fois dans Tatort.

Florence Kasumba, l'actrice qui l'incarne, n'est pas une inconnue sur la scène mondiale : elle a joué, entre autres, dans Black Panther. En Allemagne, on l'avait déjà vue dans des séries à succès, comme Deutschland 86. Et même dans Tatort. Mais jusqu'ici, elle n'y avait jamais incarné une enquêtrice. Elle a plutôt joué, comme le rappelle cette interview donnée à la Deutsche Welle, des rôles de «suspectes, de criminelles, bien souvent de migrantes». Dans le même entretien, Florence Kasumba, qui a grandi à Essen dans la Ruhr, explique que dans ses premiers rôles télévisés, ses propos étaient parfois postsynchronisés, «parce que ça faisait "bizarre" que quelqu'un qui me ressemble parle parfaitement allemand. Je ne le comprenais pas car je connais tant de gens qui, comme moi, ont grandi en Allemagne, qui ont mon âge et qui sont de la deuxième génération de familles d'immigrés, et parlent un allemand tout à fait normal».

Encore du travail

Dans l’épisode, la première rencontre entre Lindholm et Schmitz se caractérise par du racisme ordinaire. Lindholm débarque sur la scène du crime, et y trouve plusieurs policiers en train de faire des prélèvements et des photographies – dont Schmitz. Mais lorsqu’elle croise sa nouvelle coéquipière, vêtue de gants jaunes de ménage et armée d’un siphon (tout le monde cherche le placenta du bébé dans les toilettes), elle la prend pour une femme de ménage, et lui signale qu’il ne faut surtout pas nettoyer une scène de crime…

Il y a encore visiblement du travail à faire en matière de diversité à la télévision germanophone, comme le racontait sur Twitter Vanessa Spanbauer, directrice de la revue autrichienne Fresh (Black Austrian Lifestyle). Lorsqu'elle a écumé des castings germanophones, explique-t-elle, on lui a proposé trois rôles : la petite amie d'un rappeur allemand, une prostituée et une réfugiée dans le Tatort autrichien.

De son côté, Florence Kasumba se dit heureuse de voir l'Allemagne «avancer dans une autre direction». «J'espère, ajoute-t-elle, que les gens vont oser donner un rôle à une personne portant un voile, ou quelqu'un qui est noir·e ou quelqu'un qui a un handicap sans qu'il soit nécessaire d'expliquer quoi que ce soit».