«Quand je ferme les yeux pour penser à mon avenir, je vois une tache noire. Je cherche un vrai travail depuis 2013 mais c'est impossible à Kasserine. Il n'y a rien ou alors c'est truqué. Quand l'administration embauche, il y a officiellement un concours, mais les places sont déjà réservées. Avant l'un d'entre eux, je suis allé chez le coiffeur pour raser ma barbe. Il connaissait déjà les noms de ceux qui allaient être embauchés ! J'ai tenté ma chance à Sousse [la grande ville la plus proche, à 166 kilomètres au nord-est, ndlr] : vendeur, serveur… ça a raté.
«Un jour, j’arrive dans un café pour postuler. Le propriétaire me demande d’où je viens. Quand j’ai répondu Kasserine, il a regardé, effrayé, mon sac à dos comme s’il y avait une bombe dedans ! Vivre à Tunis, c’est impossible si tu n’as pas une famille pour t’héberger et des réseaux pour trouver un bon travail : j’ai calculé, il me faudrait au moins 900 dinars (265 euros) par mois. Si je bosse dans un centre d’appel où ça embauche, c’est 600 dinars (176 euros). Des amis le font, ils s’entassent à sept dans un studio pour manger et dormir. C’est de l’esclavage. Pour moi, la vie, c’est voir des amis, fumer, boire des cafés.
«L’année dernière, j’avais une copine, la plus belle femme du monde. Je l’ai quittée pour son bien, car dans dix ans je serai peut-être au même point. Je vis encore chez mes parents. Là, j’élève des poissons que je revends. Ça me rapporte 50 dinars par mois (14 euros). Le reste de mon argent, c’est-à-dire 80 %, vient de mes parents. J’achète des cigarettes venant de Libye à 2 dinars (60 centimes d’euro) pour pouvoir fumer mes deux paquets par jour.
«J'ai fait une demande pour immigrer au Canada en faisant une formation de plombier. Ils ont besoin de plombiers au Canada, non ? En 2013, des amis ont pris le bateau pour l'Europe. Certains vivent bien en Allemagne maintenant. Je n'ai pas osé. Parfois j'y pense, mais il faut l'argent et j'ai peur de la traversée. D'autres s'immolent par le feu comme Mohamed Bouazizi [dont le geste, le 17 décembre 2010, a déclenché la révolution, ndlr]. Je ne le ferai jamais, par contre, je rêve de brûler les responsables, ceux qui font que j'en suis là.»
«Revenir au pays, 95 % des Tunisiens de la diaspora se posent la question, même si tous ne sautent pas le pas. Les premières années d’euphorie post-révolution, il y a eu beaucoup de retours, puis pas mal de désillusions. Maintenant, les raisons sont plus "normales" : revoir la famille, faire découvrir aux enfants ce qu’on a vécu. C’est pour ça que ma femme, qui est tuniso-américaine, et moi sommes rentrés en juin 2017. Aussi parce qu’elle a eu une opportunité de travail dans une ONG internationale.
«J’ai commencé comme consultant indépendant dans le domaine culturel avant de diriger le premier multiplexe de cinéma du pays. Il aurait été difficilement possible sans la révolution. Sous Ben Ali, investir dans la culture, c’était compliqué. Même pour faire venir un film américain, il y avait une suspicion : tout ce qui pouvait donner l’opportunité au grand nombre de développer son esprit critique faisait peur au régime.
«Les Tunisiens restés en France me demandent comment se passe mon retour : les blocages, les avantages, etc. Ceux qui étaient restés en Tunisie, dont mon père, ne comprenaient pas ce choix, à cause des difficultés économiques. En France, j’ai travaillé pour des sociétés de conseil avec un salaire deux fois plus élevé.
«Au début, Paris, ses expos, ses concerts, me manquaient. Je revenais un week-end par mois. Mais le stress insidieux de la capitale et les fruits et légumes sans goût ne me manquent pas ! Bon, le matin, je continue à écouter la radio française. La France, c’est là que je suis devenu adulte, où j’ai fait mes études, où j’ai payé mes premiers impôts… En Tunisie, où tout est à construire ou reconstruire, je n’avais pas les codes. Tu ne peux toujours pas faire un virement en ligne rapidement ; pour souscrire une assurance, tu dois te déplacer dans une agence !
«Ma femme et moi sommes privilégiés. Si la situation empire, nous avons la possibilité de repartir. Les élections [présidentielle et législatives prévues à la fin de l'année, ndlr] seront des indicateurs importants mais pas décisifs. La révolution n'a que huit ans, ce n'est rien.»
«Je veux passer ma dernière année de médecine en France dans le cadre du diplôme de formation médicale spécialisée. Ensuite, l'objectif c'est de passer le PAE [Procédure d'autorisation à exercer, ndlr] pour travailler là-bas. Sur ma promotion de 30 personnes en radiologie, on est environ 25 à vouloir faire la même chose. D'ailleurs, si on a choisi cette spécialité, c'est aussi parce qu'elle est recherchée à l'étranger. S'installer en Allemagne, c'est encore plus facile. Tu peux postuler au bout de sept ans d'étude, sans concours de spécialisation. Tu as 26 ans et tu es payé 2 000-2 500 euros net par mois.
«J'aime mon pays, j'y ai ma famille, mes amis, mes habitudes. Mais après douze ans d'études très dures, il n'y a aucun attrait à rester ici. Ce qui me fascine, c'est la radiologie interventionnelle vasculaire [qui permet de traiter sans opérer, ndlr], or il n'y a aucun référent sur le grand Tunis. Personne ne peut m'apprendre cette technique.
«Quand j’étais en première année, j’ai passé mes quatre mois de stage dans un établissement dont le scanner était en panne ! Je comprends que la situation économique du pays soit difficile, mais il y a surtout un problème de volonté politique : par exemple, les grandes sociétés arrivent à ne pas payer d’impôts ! Et puis, il n’y a plus de considération. Durant une garde, pendant le ramadan, on m’a apporté le repas de rupture du jeûne : de la salade pas fraîche et un morceau de viande sec. Je n’aurais pas donné ça à mon chien. Un collègue s’est fait casser le nez par une famille parce qu’il a annoncé la mort du patient. La direction ne l’a pas soutenu. En France, il y a des poursuites si le personnel médical est agressé.
«On nous reproche de partir alors que le bateau coule mais on ne peut pas nous blâmer parce qu’on essaye de réussir. Un chef de service à l’hôpital gagne 1 000 euros par mois en Tunisie. L’argent n’est pas l’essentiel, mais, soyons honnêtes, c’est important. Je reviendrai en Tunisie, c’est certain, mais je ne sais pas quand.»