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Libération
Reportage

Au Soudan du Sud, les enfants soldats en quête d’horizon

Quelque 19 000 garçons et filles auraient été recrutés par la force ou le mensonge dans les troupes du Président, Salva Kiir, et celles de son opposant, Riek Machar. Des associations aident ces jeunes ayant connu tueries et viols à revenir à la vie civile.
Le président du Soudan du Sud Salva Kiir (à droite) et le chef rebelle Riek Machar se serrent la main le 12 septembre 2018 à Addis Abeba après la signature d'un accord de paix. (Photo AFP)
par Patricia Huon, Envoyée spéciale au Soudan du Sud
publié le 10 février 2019 à 20h36

Combattants, cuisinières, esclaves sexuelles… Pour renforcer leurs effectifs, les deux camps qui s’affrontent dans la guerre civile qui déchire le Soudan du Sud depuis décembre 2013 ont enrôlé des milliers d’enfants. Selon leur âge, les garçons sont envoyés dans la bataille ou servent de porteurs et d’aides de camp. Les filles sont, le plus souvent, «prises pour épouses» par les commandants et leurs hommes. Un euphémisme qui évoque pudiquement une captivité émaillée de viols répétés. Selon les Nations unies, l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans dans des forces armées est un crime de guerre. L’Unicef a fait du 12 février la Journée internationale des enfants soldats

«Bétail»

Quelque 19 000 enfants soldats serviraient au sein des forces et groupes armés à travers le Soudan du Sud. Ils sont sans doute beaucoup plus, pris au milieu d'un conflit qui s'enlise et dont le nombre de victimes, croissant, a été largement sous-estimé. «Notre politique est claire : nous ne voulons pas d'enfants soldats, affirme Lul Ruai Koang, porte-parole de l'Armée de libération du Soudan du Sud (SPLA), force issue de l'ancien mouvement de rébellion contre Khartoum - avant l'indépendance du pays, le 9 juillet 2011 - devenue l'armée nationale. Il est vrai que certains groupes intégrés au SPLA comptaient des mineurs dans leurs rangs, mais ils ont été démobilisés.»

En février 2018, un rapport de l'ONG Human Rights Watch dénonçait cependant la poursuite du recrutement d'enfants, tant par l'armée gouvernementale (SPLA) que par les troupes d'opposition fidèles à l'ancien vice-président Riek Machar (SPLA-IO), et demandait l'instauration de sanctions contre les responsables. Des allégations vérifiées par Libération auprès de plusieurs mineurs dans les camps de protection des civils de Juba, la capitale, et de Bentiu, dans le nord du pays. «Des soldats m'ont arrêté, attaché les mains et emmené sur un site où se trouvaient déjà plusieurs dizaines d'autres jeunes hommes, affirme un adolescent de 16 ans enlevé au début de cette année sur le chemin de Bentiu alors qu'il était parti acheter du charbon de bois. On nous a dit que nous allions combattre les rebelles. Ils nous ont aussi promis que le bétail que nous pourrions prendre serait à nous.»

Des mineurs sont recrutés de force, d'autres s'enrôlent pour fuir la pauvreté, ou pour se venger des violences subies par leur famille. «Il y a beaucoup de garçons âgés de 15 à 17 ans avec nous, admet Lam Paul Gabriel, porte-parole du SPLA-IO. Ils ont vu leurs parents massacrés, leurs maisons brûlées ; ils veulent se battre pour évacuer la frustration. Mais nous ne les envoyons pas au front, nous les protégeons et leur enseignons la discipline.»

Lorsqu’ils s’échappent ou sont relâchés, l’immense majorité de ces jeunes garçons et filles sont livrés à eux-mêmes. Plusieurs centaines (900 en 2018, selon l’Unicef) ont aussi été officiellement démobilisés. L’occasion de cérémonies où diplomates, représentants des Nations unies et du gouvernement se félicitent autour de gamins, l’air las, alignés en rangs dans des uniformes trop grands, un fusil automatique - réel ou en bois - dans les mains. Des images symboliques, mais qui peuvent également demeurer traumatisantes pour des enfants ayant pour la plupart repris la vie civile, auprès de leurs proches ou dans des centres d’accueil, parfois depuis plusieurs mois. Dans cette vie d’après, ils sont pris en charge, pour un temps, par diverses organisations internationales, reçoivent un soutien psychosocial, avec la possibilité de reprendre leur éducation, ou de suivre une formation professionnelle.

«Santé mentale»

Mais tous traînent leurs cauchemars. «Leur enfance a été détruite. Et ils vont se baser sur une perception anormale de la violence pour grandir, dit Séverine Lacroix, de l'ONG suisse Terre des hommes, qui travaille sur le site de protection des civils de Juba. Leur vie d'adulte sera inévitablement marquée par cette expérience.» Dans un pays dévasté par les guerres successives, ils manquent aussi d'opportunités pour reconstruire leur avenir.

«Beaucoup de problèmes de santé mentale, après la démobilisation, sont venus du fait que le futur des enfants était incertain, constate Matthew DeCristofano, chargé de la protection de l'enfance pour l'Unicef, à Yambio, au sud-ouest du pays. Nous essayons de nous assurer qu'ils aient accès à des programmes de réinsertion socio-économique afin qu'ils ne soient pas dans une situation de vulnérabilité telle que leur seul choix soit de rejoindre à nouveau un groupe armé.» Libération a rencontré plusieurs anciens enfants soldats. Des adolescents qui tentent tant bien que mal de retrouver une vie normale.

Lire aussi les témoignages: Mary, 18 ans, enlevée, violée: «Mes proches disent que ce bébé est un fardeau» Lam, 16 ans, engagé volontaire à 11 ans: «C'est comme un jeu : si tu meurs, tant pis» Janet, 16 ans, forcée à combattre et à se marier: «Ne plus penser à ce qu'il s'est passé là-bas» Alex, 17 ans, «recruté» par des rebelles: «Ils m'ont donné 51 coups de fouet»

Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Centre Pulitzer pour le reportage de crise.