Jordi Nieva est professeur de droit procédural à l’université de Barcelone. Selon lui, les peines requises à l’encontre des responsables politiques séparatistes sont trop élevées.
En quoi ce procès a-t-il un caractère exceptionnel ?
Le fait que le Tribunal suprême s’empare de cette affaire est tout à fait normal, il agit en fonction de ses compétences. Ceci étant dit, ce procès est exceptionnel à plusieurs égards. La personnalité des accusés, la plupart étant des anciens responsables politiques de premier plan ; le nombre et le profil des témoins, parmi lequel l’ex-président de notre gouvernement ; et, surtout, les chefs d’accusation, avec des peines allant jusqu’à vingt-cinq ans de prison, soit davantage que pour des homicides. A mon sens, ce sont des peines bien trop élevées.
Depuis le début de l’instruction, les chefs d’accusation ont fait polémique. Rébellion, sédition, malversation… Doit-on parler d’un particularisme judiciaire espagnol ?
Stricto sensu, non. Tous les pays ont des législations et des codes pénaux qui prévoient des sanctions contre la rébellion. Lorsque Carles Puigdemont se trouvait en Allemagne, en passe d'être extradé vers Madrid [ce qui ne s'est pas produit, lire page 7, ndlr], certains médias ont élevé la voix en disant qu'un tel chef d'accusation n'existe pas outre-Rhin, ce qui est strictement faux. Le délit est identique dans les deux pays. Mais chaque nation adapte ce délit à sa façon.
Comment expliquer qu’en Espagne, l’instruction judiciaire soit aussi édifiante, voire pour certains excessive ?
Comme je vous le disais, chaque pays réagit en fonction de son histoire, et donc de ses lignes rouges. En France, on ne badine pas avec les valeurs républicaines. En Allemagne, tenter d'envahir un pays tiers est de la plus haute gravité, pour des raisons évidentes. Aux Etats-Unis, les droits de l'homme sont prioritaires. En Espagne, la principale préoccupation est l'intégrité territoriale de la nation. Et il n'est pas difficile de comprendre pourquoi : au début du XIXe siècle, nous avions le plus grand empire du monde ; à la fin du même siècle, notre pays avait perdu toutes ses colonies, jusqu'aux Philippines et Cuba. Cela a laissé comme séquelle la crainte panique de perdre la moindre parcelle supplémentaire.
Dans le conflit catalan, vous faites partie des juristes les plus modérés…
Oui. Les positions antagonistes des deux pôles me paraissent démesurées. Du côté catalaniste, on agit comme si ce qui s'était produit n'avait pas d'importance, à savoir la non-obéissance aux lois [les 6 et 7 septembre 2017, ndlr], le référendum d'autodétermination d'octobre 2017 unilatéral et la déclaration d'indépendance, chose très sérieuse et fondatrice. Du côté opposé, c'est tout aussi grave, voire davantage. Il n'y avait pas lieu de recourir au pénal car les séparatistes avaient accepté les injonctions du Tribunal suprême. Le droit pénal doit toujours être interprété de façon restrictive. Ensuite et surtout, à mes yeux, il n'y a pas eu rébellion. La rébellion, c'est par exemple la prise de la Bastille ou la Commune de Paris. J'espère vraiment pour l'Espagne que ce procès va se dérouler en toute sérénité. Mais je vous dis l'essentiel : ce procès s'ouvre car la politique a échoué. Jamais il n'aurait dû avoir lieu !
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