Une colonne blanche en guise d'au revoir et comme symbole d'une nouvelle ère de censure en Turquie. Güray Öz, ancien journaliste du quotidien d'opposition Cumhuriyet, ne pouvait pas trouver plus parlant pour s'adresser une dernière fois à ses lecteurs alors qu'il devrait être incarcéré dans les jours à venir. La cour d'appel régionale d'Istanbul a en effet confirmé jeudi sa condamnation à trois ans et neuf mois de prison, ainsi que celle de sept autres journalistes du quotidien turc, auquel Libération avait ouvert ses pages en juillet 2017.
Devant le palais de justice d'Istanbul, les avocats des journalistes ont réaffirmé leur combat pour une presse et une justice libres : «Le verdict de ce procès signifie que la liberté de la presse en Turquie, déjà inexistante, s'éteint également sur le papier», a clamé Tora Pekin, avocat, ajoutant que la décision du tribunal prouve que «dorénavant, les politiques éditoriales des organes médiatiques sont dépendantes des visions du monde des procureurs».
Clou. C'est en effet un changement «radical» de ligne éditoriale, en 2015, qui a été reproché au quotidien. Il se serait, selon la justice, aligné sur les objectifs de trois organisations terroristes : le mouvement de Fethullah Gülen, accusé d'avoir fomenté le putsch manqué de 2016, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le groupuscule staliniste DHKP-C. «Contrôler la politique éditoriale des journaux n'est pas de la compétence des procureurs… Allez-vous faire voir !» avait rétorqué Akin Atalay, patron du journal, en juillet 2017. Le 25 avril 2018, quatorze journalistes et administrateurs de Cumhuriyet avaient donc été condamnés à des peines allant de deux ans et demi à plus de huit ans de prison pour avoir supposément «assisté une organisation terroriste». Huit d'entre eux vont donc rejoindre les quelque 175 autres journalistes déjà emprisonnés en Turquie, selon Human Rights Watch.
La décision de la cour d'appel d'Istanbul est le dernier clou dans le cercueil de Cumhuriyet. En septembre, une nouvelle équipe, plus nationaliste et kémaliste, a pris la tête du journal, entraînant le départ des meilleures plumes de la rédaction. Certains membres de la nouvelle direction ont également témoigné à charge lors du procès de leurs collègues.
Des dizaines d'autres procédures judiciaires sont ouvertes contre des journalistes et médias. Ces derniers sont étouffés par les amendes, alors que le régime accentue encore la pression sur les quelques rédactions survivantes. Le pays est classé au 157e rang sur 180 en matière de respect de la liberté de la presse par le World Press Freedom Index.
Quelques heures avant la conférence de presse des journalistes de Cumhuriyet, Pelin Ünker comparaissait pour ses publications en lien avec les révélations des «Panamá Papers». En 2017, elle avait révélé que Binali Yildirim, alors Premier ministre, possédait des sociétés offshore à Malte. «Les rapports des Panamá Papers impliquent 126 responsables politiques de 47 pays. Seuls deux ont porté plainte contre des journalistes pour avoir travaillé sur eux, et ils sont tous les deux de Turquie», a déclaré Ünker devant la cour. Mi-janvier, elle a été condamnée à treize mois de prison pour avoir «insulté» et «diffamé» Yildirim, aujourd'hui candidat de l'AKP (parti d'Erdogan) à la mairie d'Istanbul.
Résistance. «Il y a un climat de peur généralisé. Le gouvernement cherche à réduire la société au silence», explique l'ancien journaliste de Cumhuriyet et député (HDP, gauche) Ahmet Sik, lui-même condamné à sept ans de prison. «Ils savent qu'une étincelle peut tout changer», continue-t-il.
Mercredi, c'est une autre figure emblématique de la société civile turque qui a fait les frais de la répression. Le philanthrope Osman Kavala s'est vu notifier son acte d'accusation pour la première fois après 477 jours de détention. Le procureur demande à son encontre des peines aggravées de prison à perpétuité pour avoir orchestré une «tentative de renversement du gouvernement» et supposément financé le mouvement de Gezi, bête noire du président Erdogan. Ce mouvement de résistance populaire s'était opposé en 2013 à l'autoritarisme déjà grandissant du Reis. Jeudi, devant le palais de justice d'Istanbul, avocats et journalistes ont néanmoins refusé de capituler. «Nous continuerons à prendre soin les uns des autres, à résister et endurer. Nous ne sommes pas seuls, nous allons résister à toutes ces illégalités et nous n'abandonnerons pas notre demande de justice», a déclaré l'avocate Gülendam San.