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Afghanistan : «Les talibans n’ont jamais été aussi proches de nos portes»

Plus de dix-sept ans après la fin de leur régime, les dirigeants du mouvement islamiste ont repris lundi leurs négociations avec les Etats-Unis en vue d’un accord de paix. A Kaboul, la perspective de leur retour divise les Afghans que «Libération» a rencontrés.
Fawzia Koofi, ancienne députée, a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat. (Photo Sandra Calligaro)
publié le 25 février 2019 à 20h26

Dans la capitale du Qatar, Doha, s'ouvrait lundi le cinquième round de discussions entre des leaders talibans et des représentants de l'administration américaine. Ces échanges, desquels le gouvernement afghan d'Ashraf Ghani a été soigneusement tenu à l'écart, devraient durer trois jours et porter notamment sur le retrait complet des troupes américaines - 14 000 soldats sont toujours déployés dans le pays. Autre question cruciale à l'agenda des négociations : l'établissement d'un plan de cessez-le-feu, alors que se profile la saison des combats au printemps. La constante progression des pourparlers rend de plus en plus vraisemblable le scénario d'un retour au pouvoir des talibans, sans doute au sein d'un nouveau gouvernement d'union nationale. Tiraillés entre l'espoir et l'effroi, qu'attendent les Kaboulis du nouveau face-à-face à Doha ? Libération en a rencontré cinq.

Fawzia Koofi (ex-députée et féministe) : «Il est possible de faire plier les talibans»

La dernière fois qu'elle a croisé le regard d'un taliban, il brandissait une pierre au-dessus de ses doigts de jeune mariée, pour la punir de porter du vernis à ongle. C'était en 1997 à Kaboul. Elle cherchait à faire libérer son mari incarcéré. Par la suite, Fawzia Koofi, ancienne députée de 44 ans très active sur la question des droits des femmes, a échappé à plusieurs tentatives d'assassinat. Elle était pourtant l'une des deux seules femmes (parmi 80 hommes) à faire partie du premier dialogue intra-afghan à Moscou, début février, lorsque les insurgés ont rencontré des responsables de l'opposition afghane et des membres de la société civile. Si en Russie les talibans, via leur négociateur en chef Mohammad Abbas Stanikzai, ont fustigé «certaines habitudes perverses» des femmes, qui «violent leurs droits et l'islam», ils se sont aussi engagés à les laisser étudier, accéder à la propriété ou choisir leur mari. «Il n'y aura pas de retour en arrière possible», avertit la féministe, qui a refusé de voter la résolution finale, trop légère sur la protection des droits des Afghanes. L'ancien président Hamid Karzaï, qui menait sa délégation, «me demandait à chaque fois ce que j'allais dire en amont des rencontres. Tout le monde craignait que je fasse un scandale», sourit-elle. En suggérant aux talibans présents de faire venir quelques-unes de leurs femmes aux prochaines discussions, cette mère de famille a toutefois contribué à détendre l'atmosphère : «Ils étaient hilares.» Globalement inquiète, Fawzia Koofi reste convaincue qu'il y a possibilité «de faire plier les rebelles, à condition que des garants occidentaux restent en Afghanistan pour maintenir la pression». Une condition qui semble éloignée du réel, tant les Etats-Unis semblent prêts à accéder aux demandes des rebelles, qui exigent le retrait complet de leurs troupes. «De nous confronter, de nous voir manger et prier ensemble, cela nous a aussi fait du bien, estime-t-elle. Pour la première fois, j'ai pensé d'eux qu'ils étaient aussi mes frères afghans.»

Qalamuddin Mohmand (ex-dirigeant taliban) : «Nous ferons des efforts pour intégrer les progrès de la modernité»

La demeure cossue de Qalamuddin Mohmand coiffe le sommet d'une colline dans l'est de Kaboul. Il y vit avec son fils Matiullah, un criminologue parfaitement anglophone. Depuis la terrasse, la vue sur la capitale et son cirque de montagnes brunes est à couper le souffle. De 1997 à 2000, les défenseurs de l'ordre islamique aux ordres de cet ancien vice-ministre pour la Promotion de la vertu et la Prévention du vice ont arpenté la capitale, traquant les femmes sorties sans voile, les hommes sans barbe… mais aussi les talons hauts - un décret que Qalamuddin Mohmand, ancienne figure terrifiante des talibans, a conçu «personnellement», se flatte-t-il.

Après avoir été incarcéré pendant deux ans, Qalamuddin Mohmand, dont le cœur sera selon ses propres dires «toujours taliban», même s'il a créé son propre parti religieux radical, vante des insurgés moins conservateurs, loin des excès ayant marqué leur passage au pouvoir. «Nous ferons des efforts pour intégrer les progrès de la modernité dans la vie de nos frères et sœurs afghans», assure-t-il.

Les télévisions jadis pendues aux lampadaires ? Elles ne posent plus problème aujourd'hui si elles sont utilisées «pour les informations», dit-il. Le travail des femmes sera, lui, permis «dans le respect des valeurs islamiques». Cas pratique : une femme médecin pourra ausculter un homme, «si son cas exige une spécialisation médicale qu'elle seule possède». L'éducation des filles sera promue : «Nous y étions déjà favorables à l'époque, mais nous n'avions pas les moyens de construire des écoles», dit-il sans rire. Sa fille étudie d'ailleurs le droit à l'université de Kaboul. Fatigué, l'homme de 67 ans, gravement diabétique, se réfugie dans sa chambre, suivi par sa petite-nièce. Ensemble, ils vont regarder «des dessins animés sur l'iPhone».

Muhammad Yunnus (facteur) : «Ce n’étaient pas des gentils, mais la sécurité était excellente»

La dernière fois qu'il a entendu une bombe, Muhammad Yunnus s'est abrité sous son vélo de postier. Il a fallu lui arracher la roue des mains pour qu'il sorte de sa torpeur. C'était la dixième explosion à laquelle ce facteur à la solide charpente dit avoir assisté depuis le début de sa carrière, il y a trente-deux ans, bien avant le régime taliban. Quand il évoque leur court règne de 1996 à 2001, le fonctionnaire, qui gagne 8 000 afghanis par mois (environ 93 euros), baisse la voix, de crainte d'être entendu par ses supérieurs. Louer l'intégrité des talibans n'est pas accepté. «Ce n'étaient pas des hommes gentils, mais la sécurité était excellente. Dans la rue, je n'étais jamais racketté, on me laissait tranquille», dit-il, dénonçant à l'inverse la corruption des policiers. «Ils prennent l'argent aux taxis, aux marchands, ils laissent les voleurs nous dépouiller. Dans certains quartiers, ce sont des diables.» Muhammad Yunnus a été agressé la semaine dernière, dépouillé de son vélo et de sa veste, qui contenait un petit Coran de poche, son porte-bonheur depuis trois décennies.

Alors le grand-père de 62 ans veut croire que les talibans ont changé : «J'ai vu comment ils se comportaient avec les gens pendant l'Aïd, ils se laissaient même prendre en photo avec des femmes», dit-il, en référence à une courte trêve en juin 2018 pour la fin du ramadan, quand plusieurs centaines de talibans étaient entrés dans Kaboul sans être inquiétés par les forces de l'ordre. Mais le facteur n'a pas oublié le fondamentalisme des insurgés : «Dès que je pédalais dans un quartier, ils me demandaient de faire la prière, sans croire que je l'avais faite ailleurs. Parfois, je faisais la prière dix fois dans la même journée. S'ils reviennent, il faudra qu'on règle cette question.»

Rukshana Nizar (professeure) : «Les jeunes ne se laisseront pas dicter leur mode de vie»

De son point de vue, Rukshana Nizar vit un «conte de fées». Fille d'un épicier modeste du nord de Kaboul, la jeune femme coquette de 22 ans a épousé deux semaines plus tôt l'homme qu'elle aime, un ancien employé d'ONG qui vient d'obtenir le statut de réfugié au Canada. Elle espère le rejoindre plus tard, «en fonction de la situation politique». Cette récente diplômée en science de l'éducation, à peine embauchée par l'université de Kaboul comme professeure stagiaire, loue les droits acquis par les Afghanes pendant les dix-sept ans de présence américaine et craint de les voir balayés par les talibans. «Comme femme, je n'aurais pas le droit d'enseigner aux hommes», s'effraie-t-elle. Les talibans me feraient même payer mon mariage, qui mélangeait les hommes et les femmes.» Rukshana défie toutefois les rebelles de gagner les cœurs de la jeunesse d'aujourd'hui, selon elle plus moderne et connectée, quand près de 68 % des Afghans ont moins de 25 ans. «Les jeunes s'informent avec leur téléphone et la télévision. Mes élèves ont très bien vu toutes ces barbes blanches sur les photos de la rencontre à Moscou.»

Elle l'assure : «Cette génération ne se laissera pas dicter son mode de vie par tous ces vieillards». Depuis la Saint-Valentin, une vidéo reprise des dizaines de milliers de fois sur YouTube fait le buzz chez ses étudiants : une jeune Afghane sans voile, sans doute émigrée en Europe, chante avec force les vers d'un jeune poète afghan devenu coqueluche des réseaux sociaux, Ramin Mazhar : «Je t'embrasserai sous les bombes / Tes baisers sont la révolte / Je t'embrasserai au milieu des talibans.»

Adib K. (ex-interprète pour l’armée française) : «Au téléphone, des voix me disent que je suis un traître»

Dans un courrier daté du 20 juin 2013, Adib K. et ses collègues interprètes, qui avaient assisté l'armée française lorsque celle-ci était déployée dans leur pays, suppliaient l'Elysée de ne pas faire d'eux «les harkis de Kaboul». Plus de cinq ans plus tard, ils attendent encore une réponse. Comme 136 autres interprètes ou supplétifs, Adib, 39 ans, a essuyé un «refus implicite» de visa, bien que la justice française ait enjoint le ministère de l'Intérieur à lui en délivrer un. «Les talibans n'ont jamais été aussi proches de nos portes. La France ne sait-elle pas qu'on sera leurs premières cibles ?» s'inquiète-t-il. Il y a six mois, ce père de trois enfants en bas âge a quitté son dernier appartement «en moins d'une heure». Sur le mur de son ancien immeuble, l'inscription noire «mort aux interprètes» s'efface progressivement sous les flocons humides. Adib n'a travaillé que six mois pour l'armée française en 2011, mais comme l'explique son avocate Françoise Gardes, «la durée de service n'a rien à voir avec la menace». «Au téléphone, des voix me disent que je suis un traître, et qu'ils m'égorgeront après la guerre… c'est vachement rassurant», grince cet excellent francophone. Depuis lundi, Adib regarde les discussions de paix à Doha sur sa télévision avec son frère et sa femme, Zahra. Un feuilleton politique qui provoque à la jeune mère discrète «comme des coups dans le ventre». Elle a quitté son emploi début 2016, après que ses collègues de bureau l'ont affublée d'un nouveau surnom : «Femme d'infidèle.»