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Libération
Interview

«C’est un signe fort de l’Inde d’envoyer des avions de l’autre côté de la frontière»

Le chercheur Gilles Boquérat revient sur l’origine du conflit autour de la région du Cachemire et analyse la montée de tension actuelle. En écartant tout risque d’embrasement.
publié le 27 février 2019 à 20h36

Gilles Boquérat est chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste des relations entre l’Inde et le Pakistan.

D’où vient ce regain de tensions entre les deux pays ?

Cela fait suite à l’attentat du 14 février contre des forces paramilitaires indiennes. Le Premier ministre indien, Narendra Modi, avait prévenu qu’il y aurait une réplique militaire : elle est arrivée mercredi. C’est la première fois depuis 1971 que des avions de chasse indiens franchissent la ligne de contrôle qui sépare l’Inde du Pakistan au niveau du Cachemire. En 1999, il y avait eu un conflit frontalier autour de la région de Kargil, en zone himalayenne, mais les avions indiens n’avaient pas franchi cette ligne. C’est un signe fort de l’Inde d’envoyer des avions de chasse de l’autre côté de la frontière.

Pourquoi le Cachemire a-t-il une place si centrale ?

Il est la cause historique du conflit entre les deux nations. Quand le Pakistan et l’Inde ont pris leur indépendance vis-à-vis de l’empire britannique en 1947, la création du Pakistan s’est faite sur une base confessionnelle. Pour le leader pakistanais de l’époque, Muhammad Ali Jinnah, les régions contiguës à majorité musulmane avaient vocation à faire partie du nouveau pays. Le Cachemire était un royaume à majorité musulmane, mais sous la gouvernance d’un maharadja hindou. En octobre 1947, les forces tribales et paramilitaires pakistanaises ont envahi le royaume pour tenter de l’annexer au Pakistan, mais le maharadja a signé un traité d’adhésion à l’Inde… Islamabad n’a jamais abandonné ses ambitions sur le Cachemire. Et depuis une trentaine d’années, un mouvement autonomiste séparatiste s’y est développé, soutenu par les autorités pakistanaises. Que l’Inde accuse d’être à l’origine de l’attentat du 14 février qui fait 41 victimes.

Quel rôle joue la politique intérieure indienne ?

Le gouvernement actuel, nationaliste hindou, a une politique de fermeté vis-à-vis du Cachemire. Là où les gouvernements précédents privilégiaient le dialogue. Les populations au Cachemire, où 500 000 soldats indiens sont déployés depuis des années, le vivent très mal. Cette ligne dure, couplée à des politiques perçues comme discriminantes pour les musulmans, favorise la radicalisation de l’opposition et la montée du séparatisme. Les législatives indiennes auront lieu au printemps, et Modi veut se présenter comme un dirigeant ferme, prêt à frapper le Pakistan. D’autant qu’il se retrouve en difficulté puisqu’il a récemment perdu des législatives partielles dans trois Etats… A l’inverse, le Parti du congrès n’avait pas réagi militairement aux attentats de Bombay de novembre 2008, qui avaient pourtant fait 188 morts.

Et côté Pakistan ?

Les Pakistanais veulent se placer en victimes, mais ils ne sont pas très crédibles. La communauté internationale sait qu’il y a des groupes militants jihadistes qui y ont pignon sur rue. Certes, Islamabad a proclamé que Jaish-e-Mohammed serait interdit, mais ce n’est pas la première fois : il suffit à ces groupes de changer de nom pour acquérir une nouvelle respectabilité. Et les militaires, très influents dans la politique extérieure du pays, poussent à ne rien lâcher sur le Cachemire.

Y a-t-il un risque d’escalade nucléaire ?

C’est fort improbable. Depuis que les deux partis ont montré qu’ils ne céderaient pas face à l’autre, il semble qu’on aille plutôt vers une désescalade. Depuis 1998, les deux pays sont des puissances nucléaires. On estime que le Pakistan a 150 ogives, et l’Inde presque autant. La communauté internationale redoute l’escalade nucléaire, mais on en est encore très loin et personne n’a à y gagner. Les morts sont moins porteurs électoralement. Au niveau doctrinaire, l’Inde revendique de ne pas frapper en premier. A l’inverse, les Pakistanais n’écartent pas la possibilité d’utiliser un missile nucléaire tactique en cas d’agression majeure de l’Inde.