A Al-Arimah, petite bourgade agricole du nord syrien, la géopolitique n’a rien d’abstrait. Elle s’incarne à l’entrée du village, avec cette base militaire aux bâtiments blanc sale surmontés de drapeaux russes et syriens. A quelques kilomètres, il y a une autre base, dotée d’un pylône de télécommunications où flottent les couleurs américaines. Un peu plus au nord, des soldats de l’armée turque ont bâti des postes avancés où ils ont installé chars et armes lourdes. Depuis début janvier, des militaires russes patrouillent dans les ruelles boueuses du village. L’année dernière, ils étaient américains.
Ce maelström de stratégies changeantes n’effraie pas Jamal Abou Juma, 32 ans. Cheveux gominés et moustache nette, cet ancien vendeur de tissus est devenu le commandant de 3 500 hommes des Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance kurdo-arabe. En sept ans de guerre, il a pris l’habitude de changer d’ennemis et d’alliés. Il a successivement combattu le régime syrien, des groupes rebelles, des organisations islamistes, le Front al-Nusra (ex-filiale d’Al-Qaeda) et l’Etat islamique. Il a aussi été visé par des bombardements turcs.
Depuis que Donald Trump a annoncé le 19 décembre le retrait des troupes américaines, il se retrouve à travailler avec son ennemi d'hier, le régime syrien, allié à la Russie. «Nous avons des réunions de coordination chaque semaine. C'est comme ça, nous n'avons pas le choix. Nous avions de bonnes relations avec la coalition menée par les Américains. Nous leur avons montré qu'on savait se battre, y compris contre l'EI. Mais ils partent, alors on fait ce qu'on peut. Nous travaillons maintenant avec les Russes. Nous avons besoin de l'appui d'une grande puissance pour protéger notre peuple et notre terre. Les soldats syriens, eux, ne sortent pas de la base, même pour patrouiller.» Sur les murs de son bureau aux fauteuils recouverts de film plastique pour les protéger de la poussière, il a accroché une vingtaine de portraits d'amis morts au combat.
Pour l'heure, son ennemi principal est la Turquie. Le président Recep Tayyip Erdogan menace régulièrement de lancer une offensive sur Al-Arimah et Manbij, la principale ville de la région, à une quinzaine de kilomètres. Il refuse que les forces kurdes des YPG (Unités de protection du peuple) soient déployées à l'ouest de l'Euphrate. Affiliées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, actif en Turquie), il les considère comme «terroristes». Au printemps, son armée, alliée à des groupes rebelles proturcs, les a chassés d'Afrin, un peu plus à l'ouest. Le sort de Manbij est depuis en suspens.
Pour éviter un nouveau conflit dans la guerre syrienne, les Etats-Unis avaient décidé de s’interposer. En s’installant au vu de tous dans une base et en patrouillant dans la région, leurs soldats empêchaient toute velléité turque de passer à l’attaque. Les Russes, principaux alliés de Damas, étaient là aussi, à distance respectable pour prévenir tout incident avec les soldats américains qui aurait pu provoquer un embrasement aux conséquences incalculables. Manbij et ses 350 000 habitants ont alors connu un semblant de calme et de stabilité inédits depuis 2012. La ville s’est imposée comme le nœud commercial du nord syrien, devant Alep, dévasté par les combats et toujours pas reconstruit. Manbij et les villages environnants avaient été successivement contrôlés par des groupes rebelles syriens qui avaient chassé le régime en 2012, avant d’être pris par l’Etat islamique en 2014, lui-même repoussé en 2016.
Zone tampon
Cet équilibre précaire a explosé le jour où Donald Trump a tweeté sur le retrait «immédiat» des soldats américains. «J'avais eu une réunion quelques jours plus tôt avec des Américains, ici même, dans ce bureau. Ils ne nous avaient rien dit», explique Shervan Derwich, commandant en second du Conseil militaire de Manbij. Trump avait affirmé à tort que la guerre contre l'EI en Syrie était finie, alors que les combats se poursuivent encore aujourd'hui dans le sud-est, où des jihadistes sont retranchés à Al-Baghouz (lire encadré). Il est ensuite revenu maintes fois sur les modalités et le calendrier du retrait.
Devant l'opposition venue de son propre camp, des républicains et du Pentagone, il a finalement annoncé que 200 soldats - il y en a aujourd'hui environ 2 000 - resteraient déployés dans le nord-est de la Syrie. «Je ne fais pas machine arrière», a-t-il pourtant assuré. La Maison Blanche a fait savoir que les militaires seraient là «pour un certain temps», sans plus de précision. Washington compte sur les pays européens, dont la France et le Royaume-Uni, pour maintenir leur présence et participer à une «force multinationale de sécurité et d'interposition» dans le nord-est syrien. La solution avait été déjà été soutenue par les autorités kurdes, à condition que cette «zone de sécurité» ne soit pas sous l'autorité de la Turquie. Selon une source officielle irakienne, la Russie s'est aussi proposée pour gérer cette zone tampon, une option rejetée par les Etats-Unis.
Dans son bureau de Manbij, Shervan Derwich a appris à se méfier des promesses et des déclarations. «Nous ne croyons plus personne. Les seuls à qui nous faisons confiance, c'est nous-mêmes. La meilleure solution serait bien sûr qu'il y ait des négociations de paix. Sinon, ce sera soit une attaque turque soit un retour du régime. Si l'armée turque lance une offensive, tous les Kurdes, tous les hommes d'affaires, tous les marchands partiront. Et ils s'en iront avec leur famille. Si c'est le régime, ceux qui sont recherchés et ceux qui n'ont pas fait leur service quitteront la région. Mais leur famille restera. A tout prendre, mieux vaut que le régime revienne plutôt que les Turcs attaquent.»
Pour l'heure, face au flou de la stratégie américaine, Shervan Derwich observe la dégradation de la sécurité. Avant l'annonce de Trump, il y avait environ un incident - attentat, assassinat, déclenchement d'une mine artisanale au passage d'une voiture ou d'un convoi militaire - tous les deux mois. Depuis, c'est tous les deux ou trois jours. Selon Shervan Derwich, ils sont le fait soit de l'Etat islamique, soit de groupes affiliés à la Turquie, soit d'autres groupes liés à Damas. «Daech veut prouver qu'il n'est pas mort, les Turcs et le régime que notre région n'est pas stable et que cela justifie de l'attaquer ou d'en reprendre le contrôle. Ils ont intérêt à ce que la zone soit instable, et se sont simplement engouffrés dans le vide laissé par les Américains.» Blessé en mai lors d'une tentative d'assassinat, Shervan Derwich ne porte plus son uniforme militaire et limite ses déplacements.
Champêtre
Le drame le plus marquant s'est produit le 16 janvier, lorsqu'un engin explosif a explosé à l'entrée du restaurant Le palais de la princesse, dans l'une des rues animées du centre de Manbij. L'attentat a tué 16 personnes, dont quatre Américains : deux soldats, un civil travaillant au Pentagone et un contractant. La revendication par l'EI, quasi immédiate, contredit Trump qui affirmait un mois plus tôt que l'organisation était vaincue en Syrie. L'attaque a aussi montré que les soldats américains travaillaient jusque-là en toute sérénité, n'hésitant pas à aller régulièrement dans le même restaurant. «Ils venaient déjeuner le mercredi et le dimanche, après leur patrouille au marché. Ils restaient une heure et demi, deux heures, et repartaient», explique Saleh Youssef, le fils du propriétaire, sorti indemne de l'attentat. Le restaurant a été rénové, les murs recouverts de fausses pierres grises et de tableaux champêtres aux couleurs kitsch. Il a rouvert mi-février.
A quelques centaines de mètres, le bazar couvert de Manbij, où les échoppes alternent entre magasins de vêtements, épiceries et bijouteries, est loin d'être bondé. Akran, un jeune vendeur d'or et changeur de monnaie, se plaint de l'ambiance morose et du manque de clients. «Il n'y a plus aucune activité. Plus personne n'achète ou ne vend. Vous investiriez ici, vous, en ce moment, alors qu'on ne sait pas qui va contrôler la région dans trois mois ? Le pire, les assassinats, les vols, les gens qui s'enfuient, est à venir. Tout le monde a peur.»