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Libération
Interview

Algérie Boualem Sansal : «Il y a eu beaucoup d’arrestations préventives»

Le Hirak, un printemps algériendossier
De Boumerdès, en Kabylie, l’écrivain algérien Boualem Sansal exprime son pessimisme à l’égard d’une société qui soutient toujours majoritairement Bouteflika.
A Alger, vendredi. (RYAD KRAMDI/Photo Ryad Kramdi. AFP)
publié le 1er mars 2019 à 21h06

L’écrivain algérien Boualem Sansal, couronné par de nombreux prix pour ses romans mettant en scène le bras de fer entre militaires et islamistes en Algérie, nous a donné ses impressions sur les troubles qui déstabilisent son pays depuis une semaine, de sa ville de Boumerdès, à 50 kilomètres à l’est d’Alger.

«Le dispositif de sécurité n’est pas beaucoup plus serré que d’habitude car, en réalité, il est en place toute l’année ! Les policiers sont sur le pied de guerre en permanence, émeutes ou pas émeutes ! Il y a toujours eu des barrages partout, la population sait que, en quelques minutes, les forces de sécurité peuvent bloquer la circulation, les trains, Internet, toute une ville et tout un pays. En plus, le gouvernement s’attendait à ce que la rue s’échauffe, nous en parlons depuis des mois en Algérie. Et il ne faut pas oublier que ce dernier a aussi ses soutiens, qui restent majoritaires dans le pays. Contrairement à ce que l’on entend, le pouvoir n’est pas du tout isolé : il s’est constitué des clientèles dans tous les milieux. Par exemple chez les agriculteurs. Le gouvernement a offert des crédits énormes aux paysans pour acheter des engrais, payer le carburant, l’électricité, etc. Ils se sont endettés et c’est comme ça que le gouvernement les tient : "On t’efface tes dettes en échange de ton soutien."

«Idem pour les jeunes. Le pouvoir a créé une agence, l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes, qui finance des petits projets d’investissement pour monter un cybercafé, une boulangerie, un garage… Des milliers de jeunes s’y sont inscrits et ont bénéficié de cet argent. Sauf qu’ils ne peuvent pas rembourser et le gouvernement a là un bon moyen de leur dire comment voter. Grâce à sa cagnotte, il a longtemps pu tenir ainsi diverses strates de la société. Y compris les confréries religieuses, qui financent mosquées, mariages… Cette énorme machinerie de redistribution a fait que les gens, pendant longtemps, n’ont pas vu d’alternative possible à Bouteflika. Sans compter, ces derniers jours, la propagande insinuant que les manifestations sont inspirées par des laïcards antimusulmans, la France, des sécessionnistes, comme les Kabyles, etc.

«En France, quand on pense répression, on pense répression de rue. Mais, en Algérie, la répression commence bien avant la rue ! Des hommes de l’ombre passent dans les maisons et retirent les meneurs de la circulation sous des prétextes divers (abus sexuels, vols… n’importe quoi) ou en essayant de les corrompre (tu me donnes des infos en échange d’argent). La répression est d’abord morale bien avant d’être policière.

«Tout est fait pour nous mettre la pression en permanence. L’eau est coupée trois fois par jour, l’électricité dix fois, le téléphone saute tout le temps, Internet aussi. Beaucoup subissent des menaces, des intimidations. Il y a eu beaucoup d’arrestations préventives ces derniers jours.

«Et il y a eu toute une mise en scène avec cette retenue manifestée par les policiers, certains se voyant même offrir des fleurs par les manifestants. On a même vu certains nettoyer les rues avant de repartir chez eux ! Comme si le gouvernement tentait de désamorcer les durs en laissant manifester les pacifiques.

«Je pense que le gouvernement est arrivé au bout de ce qu’il peut faire. Et qu’il n’entend pas renoncer à la candidature de Bouteflika, puisqu’il en est à annoncer son programme postélectoral. Tel Macron, il veut lancer un grand débat national.

«Je ne vois pas le pouvoir politique caler. Le train est sur des rails et n’en sortira pas. Il y aura répression et arrestations. En revanche, il se peut qu’au sein de l’armée, une petite partie refuse de réprimer davantage. L’état-major soutient le Président mais les généraux ne sont pas tous sur la même ligne. Il y en a un notamment qui a annoncé sa candidature : Ali Ghediri. Il a la soixantaine alerte, il est bardé de diplômes et il a fait toute sa carrière au ministère de la Défense. En quelques semaines, il a capté l’attention des Algériens et, chaque jour, des intellectuels, des avocats, des journalistes se rallient à lui. Il est la preuve que toute la hiérarchie militaire ne soutient pas Bouteflika.

«Les islamistes, bien sûr, se pourlèchent les babines. Ils ont bien profité du Président et de sa manne financière via de multiples associations, ils ont tissé des réseaux partout. Et il y a les rescapés du GIA [Groupe islamique armé, créé lors de la guerre civile, ndlr] qui rêvent de vengeance.

«Je suis assez pessimiste car la société est très fragmentée. L’espoir suppose un minimum de cohésion sociale. Or on est tous sur des planètes différentes. Une bombinette là-dedans et tout explose.

«L’armée pense que l’Algérie lui appartient et les islamistes pensent que le peuple leur appartient. Bouteflika a réussi ce miracle de maintenir un équilibre entre les deux. Il a fait en sorte que celui qui porte le qamis puisse coexister avec celle qui porte la mini-jupe. Sauf que l’effondrement des prix du pétrole a détruit cet équilibre, la manne s’est tarie.

«Aujourd’hui, Bouteflika se targue d’avoir recueilli 4 millions de signatures alors qu’il en faut 60 000 pour se présenter [il en avait 2 millions la dernière fois]. Il semblerait qu’Ali Ghediri ait du mal à avoir les 60 000 signatures, tout est fait pour l’en empêcher en tout cas. Le seul outil dont dispose le Conseil constitutionnel pour invalider la candidature de Bouteflika, c’est le certificat médical. S’il la valide, les Algériens vont réagir. Beaucoup de partis appellent déjà au boycott de l’élection.»