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Mobilisation

Algérie : la jeunesse «assoiffée de justice sociale»

Fortement mobilisée depuis le 22 février, la génération qui n’a connu que Bouteflika rêve d’ouverture et de changement au sommet.
A Alger, vendredi après-midi. (Photo Fateh Gudoum. AP)
par Nathan Mann et Lyas Hallas, Correspondance à Alger
publié le 1er mars 2019 à 21h06

Ils n'ont connu que lui. Ils sont nés alors qu'Abdelaziz Bouteflika était déjà président. Certains ne l'ont vu et entendu qu'à travers des vidéos vieilles d'au moins six ans, date de son dernier accident cardio-vasculaire. Aujourd'hui, le chef de l'Etat est aux abonnés absents.

Depuis l’annonce de la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat consécutif, des Algériens expriment dans la rue leur refus à un scénario écrit d’avance. Le 22 février, un déclic s’est produit dans le pays : des milliers de citoyens, qui intériorisaient jusque-là leur colère face à un régime qui a institutionnalisé la corruption, ont brisé le silence et manifesté à Alger et dans les principales villes du pays après la prière du vendredi. Une colère pacifique qui s’est exprimée de manière forte chez les jeunes.

«C'est une génération beaucoup plus ouverte sur le monde que les précédentes, à travers Internet et les réseaux sociaux», pointe le sociologue Nacer Djabi. Ils sont mobilisés et parfois créatifs, comme le montrent les pancartes des cortèges : «Former des cadres, ce n'est pas pour être gouvernés par un cadre !» - allusion faite aux cérémonies rituelles affligeantes organisées par les autorités pour rendre, symboliquement, hommage à Bouteflika à travers son portrait officiel encadré. «Non à un djinn [créature surnaturelle invisible, ndlr] comme président, on entend parler de lui mais on ne le voit point !» Ou encore : «Le gouvernement nous pisse dessus, les médias nous disent il pleut !»

«C’est le flou»

Place Maurice-Audin, on a croisé Samy, 19 ans. Il était venu manifester mardi à l'université d'Alger. «Nous voulons un nouveau président qui nous parle», a expliqué l'étudiant en première année à l'Ecole supérieure des sciences appliquées. C'est l'un de ces pôles d'excellence spécialisés qui accueillent des lycéens détenteurs de fortes moyennes au bac, avant de les orienter définitivement vers les écoles d'ingénieurs. Samy est de cette génération 2.0 enchaînée aux réseaux sociaux.

Il n'a pas pu rejoindre ses camarades, qu'il entend donner de la voix à l'intérieur du campus central, car les forces de l'ordre ont dispersé les étudiants venus des autres universités pour éviter toute convergence.Samy, qui a manifesté le 22 février pour la première fois de sa vie, est resté mobilisé depuis. Sourire chérubin, presque intimidé par nos questions, il explique son engagement : «Dès que nous entendons parler de l'organisation d'une manifestation, nous nous regroupons. Nous avons marché vendredi dernier, nous continuerons à marcher.» Le pays de ses rêves : «Une Algérie où il y a du travail après l'école. Aujourd'hui, c'est le flou, tout est flou !»

Cette colère de la jeunesse, par son ampleur, rappelle celle d'octobre 1988. Pour autant, cette période, qui a sonné le glas du régime du président Chadli Bendjedid (1979-1992), est selon le sociologue Nacer Djabi un moment historique à part : «C'est différent dans la mesure où les jeunes qui se sont alors révoltés avaient grandi sous le régime du parti unique et ils militaient dans la clandestinité. C'était aussi une époque économiquement difficile et marquée par la montée de l'islamisme radical. Octobre 1988 a donné lieu à une démocratie biaisée. Mais la nouvelle génération a su tirer les enseignements de l'expérience passée.» Un parallèle saute toutefois aux yeux : cette nouvelle génération est éprise du même idéal de liberté, de justice et de prospérité. «Nous voulons une Algérie libre qui attire des touristes. Nous avons un beau pays, des côtes, le Sahara, des montagnes, des monuments historiques. Quand tu voyages, tu constates tout ça», raconte Nalia, 20 ans, étudiante en deuxième année d'architecture. En revanche, «nous ne construisons pas bien. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de bons architectes, mais les autorités ne les laissent pas travailler et bouffent les budgets alloués aux projets». C'est ce qui l'a poussée à manifester contre un cinquième mandat de Bouteflika : «Il est incapable. Nous ne comprenons pas pourquoi il s'accroche ! Lui-même dit dans une vidéo [en 1999] qu'un candidat doit se retirer s'il est malade.»

«Transition vers la démocratie»

La maladie de Bouteflika alimente le ras-le-bol généralisé depuis des années, comme le raconte Selma Djebbar, une étudiante en journalisme de 28 ans que Libération a contactée par téléphone : «Ma génération n'a connu que Bouteflika. Au début, il a "pacifié" le pays, même si on pourrait en discuter, et il a bénéficié d'une conjoncture économique favorable qui lui a permis d'acheter la paix sociale… Mais en réalité, aujourd'hui, on veut vraiment construire le pays, entamer une transition vers la démocratie, avoir un système économique plus juste, du travail, des choses simples finalement…»

L'étudiante estime que «la génération de [ses] parents a été sacrifiée pour peu de résultats. On est assoiffés de justice sociale», affirme-t-elle : «Avec Bouteflika, la corruption n'a fait qu'augmenter et l'Etat est à deux doigts de la défaillance.»

Selma Djebbar constate que depuis le début des manifestations, il y a une forte implication des mouvements militants, mais aussi une émergence d'organisations, même si «on ne sait pas vraiment qui lance quoi». Elle veut croire à la mobilisation de «millions de personnes» dans les cortèges. Et rejette toute forme de violence : «Les consignes, c'est : pas de casse, pas de dégâts, canaliser les mouvements négatifs et ne pas entrer en confrontation avec les forces de l'ordre.» Elle poursuit : «On veut des démonstrations de force, mais pacifiques.» Car ces jeunes souhaitent éviter la répression policière, comme celle qui a lieu en ce moment au Venezuela. Selma Djebbar est optimiste : «On a de l'espoir, et on n'a plus vraiment peur. Le peuple n'a fait qu'exercer son droit à la citoyenneté, rien de plus.»