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Libération
Reportage

Bosnie : en République serbe, un meurtre et un an de convulsions

La découverte du corps d’un étudiant de 21 ans, en mars 2018, a lancé dans l’entité bosnienne un mouvement de contestation contre le dirigeant ultranationaliste Milorad Dodik. Face au ras-le-bol généralisé de la population, celui-ci maintient le cap autoritaire.
Davor Dragicevic, le père du jeune homme tué en mars 2018, lors d’une manifestation à Banja Luka fin décembre. (Photo Amel Emric. AP)
publié le 1er mars 2019 à 20h46

Dans le silence, une centaine de personnes se recueillent devant la cathédrale orthodoxe du Christ-Sauveur, à Banja Luka, la capitale de la République serbe de Bosnie (Republika Srpska), l’une des deux entités de la Bosnie-Herzégovine. L’une après l’autre, elles allument des cierges en mémoire du jeune David Dragicevic, un étudiant retrouvé mort il y a un an dans les égouts de la ville.

Chaque soir, à 18 heures, le rituel est immuable devant la cathédrale, devenue le dernier endroit où les rassemblements sont autorisés depuis décembre. A cette date, les autorités ont interdit les manifestations. Elles faisaient face depuis neuf mois à un vaste mouvement de contestation lancé après la mort de David Dragicevic. Quand la dépouille de l'étudiant de 21 ans a été repérée en mars 2018, les autorités ont d'abord évoqué la thèse du suicide pour finalement qualifier le décès de «possible homicide». Mais, pour le collectif Justice pour David, créé par son père, le jeune homme aurait été violé et torturé. Les meurtriers seraient des proches de Milorad Dodik.

La soixantaine arrogante, l’inamovible dirigeant ultranationaliste des Serbes de Bosnie a vu son emprise confortée par sa victoire aux élections générales d’octobre. Désormais, il copréside la Bosnie aux côtés d’un Bosniaque (musulman) et d’un Bosno-Croate (catholique). Depuis les accords de paix de Dayton en 1995, ce pays est en effet dirigé par trois présidents issus des communautés qui composent la Bosnie. Un changement d’échelle pour ce leader sécessionniste qui occupait précédemment le fauteuil de président de la République serbe de Bosnie. Et qui, depuis plus de vingt ans, a enchaîné les postes dans les arcanes du pouvoir.

Zones d’ombre

Cultivant une allure de paysan mal dégrossi, il ne cache pas son islamophobie. Pour éviter de se rendre au siège de la présidence à Sarajevo, la capitale bosnienne à majorité musulmane, cet ami de l’extrême droite européenne avait ainsi menacé ses homologues d’organiser des réunions par visioconférence depuis Banja Luka. Avant de se raviser. Un goût de la provocation payant auprès de l’électorat rural de Milorad Dodik. Mais à Banja Luka, la sauce ne prend pas. Sa gestion du «cas David» a provoqué un divorce avec «sa» capitale, et Dodik devient de plus en plus autoritaire. Pendant les fêtes, les manifestations de masse qui se tenaient place de la Krajina, au cœur de la ville, et qui duraient depuis neuf mois, ont été durement réprimées. Elles avaient été lancés par le collectif Justice pour David, qui exige la vérité sur la mort de l’étudiant.

Depuis que la répression s’est abattue, Davor Dragicevic, le père du jeune David, qui avait pris la tête de la contestation, se cache car il craint pour sa vie. Ce serveur de profession, âgé d’une cinquantaine d’années, accuse ouvertement Milorad Dodik d’avoir mis en place un pouvoir mafieux.

«La majorité des habitants de Banja Luka méprisent maintenant la police de la République serbe de Bosnie et ne font plus confiance aux institutions, estime l'analyste politique Tanja Topic. Le 25 décembre, on a pu voir à la télé des images de policiers cognant sur une vieille femme tombée par terre, sur des enfants. Ces scènes sont restées dans les esprits.» Devant la cathédrale, Ljiljana Tesanovic, une femme au foyer de 46 ans, se souvient que les autorités ont d'abord présenté David comme un «drogué» : «Mon fils de 22 ans, Milos, un de ses copains, en a été bouleversé. Il a éclaté en sanglots. Et il m'a dit : "Je ne reconnais pas David dans le portrait qu'ils en font".»

Pourquoi les autorités cherchent-elles à étouffer l'affaire ? Difficile de le dire. De nombreuses zones d'ombre subsistent encore un an après la mort du jeune homme. «La police, qui sert de bouclier au régime, est utilisée à des fins politiques pour terroriser les citoyens au lieu d'enquêter», estime Ivana Korajlic, à la tête du bureau bosnien de Transparency International.

Représailles

«Désormais, dès que nous sommes plus de trois place de la Krajina, la police nous demande de nous disperser», raconte Aleksandar Gluvic, un étudiant en sociologie de 21 ans qui a régulièrement participé aux manifestations. Il a été condamné à une peine de prison de vingt jours et à 200 euros d'amende pour troubles à l'ordre public. Une vingtaine d'activistes du collectif Justice pour David sont encore en attente de procès.

La ville est truffée de caméras, les manifestants identifiés. Les représailles peuvent aller loin. «La décision de savoir qui peut travailler et à quelle place dans l'entité serbe de Bosnie appartient à Milorad Dodik. C'est valable pour l'employé de péage autoroutier comme la présidence de l'entité», explique Srdjan Puhalo, activiste des droits de l'homme et psychologue.

Vladinka Tomicic est venue chercher ce soir-là devant la cathédrale un peu de chaleur humaine. Actuellement en arrêt maladie pour dépression, la femme de 39 ans a payé cher sa participation aux manifestations. Cadre au ministère de l'Intérieur de la République serbe de Bosnie, elle s'est vu imposer une mutation le 16 octobre, juste après les élections. Dès le lendemain, elle devait se présenter à son nouveau poste à Prijedor, à une cinquantaine de kilomètres de Banja Luka. «Absolument aucune tâche ne m'a été confiée. Je me suis retrouvée placardisée, convoquée au commissariat sans motif. Ils me harcèlent, ils me terrorisent et ils vont finir par me licencier.» Son cas n'est pas isolé. Plusieurs dizaines de fonctionnaires auraient connu le même sort. «J'ai vu des collègues nettoyer leur profil Facebook à la vitesse de la lumière car c'est risqué de laisser filtrer la moindre sympathie pour le mouvement», assure Vladinka Tomicic, le visage tendu.

A quelques pas de la cathédrale, un banal bloc de deux étages de pur style socialiste abrite l'Assemblée nationale de la Republika Srpska. On y retrouve Drasko Stanivukovic, l'autre ennemi public de Dodik. Un politique télégénique, au sourire désarmant. A 25 ans, alors qu'il est encore inscrit en licence d'économie à la fac de Banja Luka, c'est le plus jeune et le mieux élu des députés de l'Assemblée. Ce mercredi après-midi, le parlementaire de l'opposition (PDP, Parti du progrès démocratique) est inquiet. Sa voiture a été vandalisée la veille. Arrêté à de multiples reprises et tabassé lors des manifestations, Drasko Stanivukovic est devenu une bête noire pour le régime. Il est même accusé d'avoir fomenté un coup d'Etat. Rejeton d'une famille d'entrepreneurs aisés de la ville, il a décidé de faire don de son salaire, chaque mois, à des fins humanitaires, notamment dans le secteur de l'éducation. Néanmoins, explique l'élu, «plus aucun chef d'établissement n'ose accepter. La directrice d'une école dont j'ai financé les travaux vient d'être démise de ses fonctions il y a une quinzaine de jours».

Jeunesse en fuite

Comme Davor Dragicevic, pourtant un vétéran de l'armée bosno-serbe, ce député est accusé d'être un traître instrumentalisé par les services secrets occidentaux. «Avec mes démentis, je n'arrive pas à suivre le rythme effréné d'intox qu'ils balancent», raconte Drasko Stanivukovic. Ce discours qui criminalise les opposants est relayé par les médias du régime, dont la télé publique RTRS. «Milorad Dodik affirme qu'il défend la République serbe de Bosnie que ses opposants chercheraient à détruire ! Mais avec 20 000 à 30 000 personnes qui quittent l'entité chaque année, c'est lui qui se livre à une œuvre de destruction.»

Ce matin-là, des dizaines de demandeurs de visas patientent devant le consulat de Slovénie. Une scène familière à Banja Luka. «C'est le seul rassemblement autorisé ici», commente Ljiljana Djuric, retraitée. La jeunesse fuit le climat répressif, mais aussi le chômage de masse et les salaires minuscules : 449 euros en moyenne dans l'entité serbe de Bosnie. Milan P., 28 ans, qui a récemment quitté son emploi de serveur, part travailler pour une entreprise de bâtiment slovène. «Je touchais 400 KM [mark convertibles, environ 200 euros, ndlr] de salaire déclaré. A côté, je percevais un complément au black de 300 KM [150 euros], ce qui évite à l'employeur de payer des charges. C'est très fréquent ici. Mais je ne m'en sors pas. En plus, il ne faut surtout pas tomber malade. Peu de médicaments sont remboursés. Là, je viens de dépenser 50 KM pour le traitement de mon enfant de trois ans.»

Avec quasiment un Bosnien sur deux vivant à l’étranger, le pays détient le record du taux d’émigration le plus élevé d’Europe : 44,5 %, selon la Banque mondiale. Pas de statistiques officielles pour la République serbe de Bosnie mais, selon les estimations du démographe Aleksandar Cavic, depuis 2013, 100 000 personnes ont quitté l’entité, qui compte un peu plus d’un million d’habitants. 355 000 en tout depuis 1991, dont les victimes bosniaques et croates du nettoyage ethnique pratiqué pendant la guerre entre 1992 et 1995.

L'hémorragie démographique, Milorad Dodik n'en parle jamais. L'homme, soutenu par Belgrade et Moscou, se livre actuellement à une opération de révisionnisme historique. Contre l'évidence, il continue de nier les quelque 8 000 morts de la ville martyre de Srebrenica (juillet 1995) et les 11 500 morts du siège de Sarajevo (1992-1995). La direction de deux commissions d'enquête, qui viennent d'être formées, a été confiée à des historiens israéliens peu connus. «Les autorités de la République serbe de Bosnie cherchent à remettre en cause les jugements du Tribunal pénal international de La Haye», reprend l'analyste politique Tanja Topic.

Banja Luka comme Belgrade contestent la qualification par la justice internationale de génocide pour le massacre de Srebrenica. Milorad Dodik va jusqu'à revendiquer l'héritage politique de Radovan Karadzic, qu'il remercie régulièrement pour son «œuvre». Il vient d'affirmer que l'ancien chef politique des Serbes de Bosnie et son bras armé Ratko Mladic, condamnés pour génocide et crime contre l'humanité, avaient tout simplement «pris la tête du combat défensif mené par leur peuple». Selon Srdan Susnica, analyste politique local, le pouvoir bosno-serbe, «infiltré par des narcotrafiquants et des criminels, tabasse, tue et persécute les Serbes, désormais. Car les non-Serbes ont été exterminés de Banja Luka».

L'homme vient de quitter le pays après avoir été menacé. Mi-février, le jeune député Drako Stanivukovic s'était aussi mis à l'abri pendant une semaine. Mais il promet de continuer la «lutte pour un avenir meilleur, non seulement pour la République serbe de Bosnie, mais pour tous les citoyens de la Bosnie sans distinction religieuse, communautaire ou d'appartenance politique».