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Libération
Chronique «Miroir d'outre-Rhin»

#VonHier, un hashtag où débattre de l'obsession des Allemands pour les origines

Miroir d'outre-Rhindossier
Chronique sur la vie, la vraie, vue d’Allemagne. Ce voisin qu’on croit connaître très bien mais qu’on comprend si mal. Au programme de cette semaine, un débat sur la «racines-mania» des Allemands, qui confine bien souvent au racisme pur et simple.
Le hashtag est né après le passage de Melissa, 5 ans, dans l'émission «Das Supertalent» où elle a subi les questions insistantes du jury sur ses origines. (Capture d'écran YouTube. RTL)
publié le 1er mars 2019 à 10h44

C'est l'histoire d'une petite fille et d'un télécrochet. Dans l'émission Das Supertalent, diffusée sur la chaîne RTL, Melissa, 5 ans, s'apprête à faire son numéro. Juste avant sa prestation, c'est le temps des questions. Le Jacques Martin local s'appelle Dieter Bohlen (c'est l'un des membres de Modern Talking !). Le voici qui demande : «D'où viens-tu, Melissa ?» Réponse de la petite fille : «De Herne [dans la Ruhr, ndlr]

Cette réponse n'est visiblement pas satisfaisante pour l'animateur : «Et Papa et Maman ? Des Philippines, ou bien…

– Eux aussi, ils sont de Herne [rires dans la salle].

– Mais d’où viens-tu, de quel pays es-tu originaire ?

– Je ne sais pas.»

Alors Dieter Bohlen insiste lourdement : «Et Papi et Mamie ?» En dernier recours, il s'adresse à la mère de la petite fille, debout sur l'un des côtés de la scène : «Tu es la maman ? Tu viens d'où ?

– Je viens de Thaïlande.»

Il tient enfin sa réponse.

Cette séquence a fait réagir la chroniqueuse du Spiegel Ferda Ataman, elle-même née à Stuttgart de parents turcs : «Apparemment, la petite Melissa, puisque c'est le nom de cette fillette, n'a pas encore commencé sa carrière en tant que petite fille germano-asiatique. Elle semblait penser jusqu'ici qu'elle était originaire de Herne. Malheureusement, au cours de sa vie, on va lui signifier plus d'une fois que ça n'est pas le cas.»

«Un jour, poursuit-elle, tu t'aperçois qu'on te demande toujours d'où tu viens – mais pas aux autres. Qu'avec toi Herne, Peine ou Nuremberg ne suffit pas comme réponse. Que les points d'interrogation ne s'arrêteront seulement que lorsque tu diras Turquie, Iran ou Thaïlande. Même si toi, tu penses que tu es d'ici.»

Des banalités au racisme ordinaire

Ces gens-là, ceux qui posent toutes ces questions, Ferda Ataman les appelle les «Herkunftdetektive», les détectives des origines. Et leur attitude est symptomatique d'un pays qui reste, comme l'écrit la chroniqueuse, «obsédé par les racines». Elle cite une étude de 2016, réalisée par l'Institut de Berlin pour la recherche sur l'intégration et la migration, où 37% des personnes interrogées estimaient que les ancêtres sont importants dans la définition de la germanité.

Alors, depuis quelques jours sur Twitter, sous le hashtag, #VonHier (#d'ici), des gens racontent ce que ça fait d'être confronté à ces «détectives des origines». Ces discussions à la cantine, avec un chauffeur de taxi, dans une soirée ; ces questions apparemment innocentes, pleines de bonnes intentions… Cette curiosité insistante qui met mal à l'aise, parce qu'elle signifie, au fond, «tu n'es pas comme nous». C'est d'autant plus malaisant que l'Allemagne sait aussi entretenir une forme de pudeur sur son propre passé – comme l'argumente la journaliste Vanessa Vu dans Die Zeit, «cela ne me viendrait pas à l'esprit de demander à des Allemands blancs ce que leurs parents ont fait en 1933».

Tous racontent ce moment où l'échange de banalités devient du racisme ordinaire. La femme politique SPD Sawsan Chebli, par exemple, retranscrit ce dialogue :

«D’où venez-vous ? – D’Allemagne. – Où exactement ? – Berlin. – Non, je veux dire vraiment ? – Moabit. – D’accord, mais je veux dire vos racines. – Mon père vient d’un village près de Safed, ma mère d’un village près de Haïfa. – Ah, Israël ? – Mes parents sont Palestiniens.»

Récits agacés

Autre récit, sur Twitter, celui de Yasemin El-Menouar : «Vous avez un joli nom. D'où venez-vous ? – De Rhénanie. – Vous devez bien avoir des racines étrangères ? – Mes parents viennent de Turquie. – Mais votre allemand est excellent. On entend juste un petit accent. – C'est du kölsch [dialecte de Cologne, ndlr]

Troisième récit, par la blogueuse Nhi Le : «D'où viens-tu ? – Du centre-ville. – Non mais je veux dire, vraiment. – Vraiment, du centre-ville. – Non, mais vraiment. – Quoi ? – Ben, tu sais… – (Soupir). Mes parents sont du Vietnam. – Vietnam ! Ça me fait penser que mon voisin vient de là-bas aussi, peut-être que tu le connais !» 

Cela me fait songer aux récits agacés de cette amie germano-roumaine, arrivée de Bucarest à l'âge de 4 ans. Elle a effectué toute sa scolarité à Berlin, vit, pense et travaille en langue allemande. Pourtant, en entretien d'embauche ou dans des discussions sur Tinder, on lui demande régulièrement : «Tu viens d'où ?» et «Comment ça se fait que tu parles si bien l'allemand ?»

On sent toutefois couver un ras-le-bol. Déjà, il y a quelques mois, a émergé une prise de parole du même genre. C'était au moment du départ du footballeur Mesut Ozil de la Mannschaft – juste après le fiasco du Mondial, épisode douloureux de l'histoire récente du pays sur lequel il convient de ne pas revenir.

Rappel des faits : Ozil avait fait scandale en posant, au printemps, au côté d'un Recep Tayyip Erdogan en pleine campagne. Il a ensuite fait l'objet de critiques très violentes, que ce soit avant le Mondial ou pendant. Ces critiques se sont intensifiées avec la défaite de l'équipe nationale. «Je suis allemand lorsqu'on gagne, mais je suis un immigré quand on perd», a déclaré Ozil lors de son départ, le 22 juillet. Dans le sillage de ce départ, le hashtag #MeTwo a été lancé par le militant Ali Can, afin de raconter le racisme ordinaire. Lire ces récits permet de mesurer l'étendue du problème… dans un pays de 82 millions d'habitants, dont 23,6% sont issus de l'immigration.