Début de semaine chargé pour Justin Trudeau. Déjà en pleine tourmente diplomatique à la suite de la décision d’extrader vers les Etats-Unis la directrice financière de Huawei, arrêtée en décembre par la police canadienne, le Premier ministre fait désormais face à la pire crise politique depuis son début de mandat, en novembre 2015. Sa ministre du Budget, Jane Philpott, a annoncé lundi sa démission du gouvernement, en solidarité avec sa collègue Jody Wilson-Raybould.
Cette dernière, a quitté son poste de ministre de la Justice le 12 février. Elle accuse Justin Trudeau et son entourage de «pressions constantes et soutenues», et même de «menaces voilées», destinées à protéger une grosse entreprise de BTP accusée de corruption. L'affaire SNC-Lavalin, du nom de la société, court depuis 2015. Le groupe québécois est accusé d'avoir versé 48 millions de dollars canadiens (soit 32 millions d'euros) de pots-de-vin à des dignitaires libyens proches de Muammar al-Kadhafi, entre 2001 et 2011, pour obtenir des contrats dans le pays. L'affaire aurait pris un tour plus politique à partir de septembre 2018. D'après Jody Wilson-Raybould, le chef du gouvernement et ses conseillers auraient fait pression sur elle pour qu'elle demande au bureau des procureurs de chercher un accord financier à l'amiable avec SNC-Lavalin. Cela aurait permis à la firme d'éviter un procès, au cours duquel elle encourt un bannissement de dix ans de tout contrat public fédéral. «Contrairement aux Etats-Unis, où elles existent de longue date, ces compensations financières pour éviter les poursuites judiciaires sont une disposition nouvelle au Canada, explique Carolle Simard, professeure de science politique à l'Université du Québec à Montréal. La loi qui l'autorise a été votée l'an dernier, à l'initiative du gouvernement.»
Enquête. «Le Premier ministre m'a demandé de trouver une solution pour SNC en affirmant que, s'il n'y avait pas de règlement hors cour, le groupe déménagerait de Montréal et qu'il y aurait plusieurs pertes d'emplois», a affirmé la semaine dernière l'ancienne ministre de la Justice devant les députés. La société emploie 50 000 personnes dans le monde, dont 9 000 au Canada, notamment au Québec, région d'élection de Justin Trudeau.
Le chef du gouvernement s’est empressé de démentir ces accusations de pressions et d’ingérence dans le pouvoir judiciaire. S’il reconnaît avoir évoqué le cas de SNC-Lavalin avec son ancienne ministre, il affirme ne jamais lui avoir demandé d’agir dans un sens particulier.
Manifestement, ses dénégations n'ont pas suffi à convaincre sa ministre du Budget. Membre du gouvernement depuis l'élection de Trudeau en 2015 et figure du Parti libéral, Jane Philpott a affirmé «ne plus avoir confiance dans la façon dont le gouvernement a géré cette affaire». «Cela me peine d'avoir à quitter un ministère où j'avais à effectuer un important mandat. Mais je me dois de respecter mes valeurs, mes responsabilités éthiques et mes obligations constitutionnelles», a-t-elle ajouté, en faisant part de sa démission. La commission d'éthique du pays a annoncé lancer une enquête.
Démission. Le scandale tombe particulièrement mal pour le Premier ministre canadien, alors que se profilent, en octobre, des élections législatives lors desquelles il tentera de décrocher un second mandat. «Il a construit son succès de 2015 sur la promesse de mener une politique transparente, inclusive, notamment vis-à-vis des femmes et des autochtones, rappelle Laurence Cros, maîtresse de conférences en études canadiennes à l'université Paris-Diderot. Cette affaire de pression sur une femme, d'origine autochtone qui plus est, est très mauvaise pour son image.»
Les derniers sondages annoncent le Parti libéral - que Trudeau dirige - à 31 % d'intentions de vote, devancé de 7 points par les conservateurs, crédités de 38 %. «Le Parti libéral perd davantage d'appuis au Canada anglophone qu'au Québec, précise Carolle Simard. SNC-Lavalin y a son siège, et de nombreux électeurs estiment que Trudeau aurait avant tout cherché à protéger les emplois.»
Si les conservateurs, qui réclament la démission du Premier ministre, sont pour l'instant en tête des sondages, un autre parti pourrait être renforcé par l'affaire : «Le Nouveau Parti démocratique a un positionnement très marqué sur l'environnement et la transparence de la vie publique. Cette formation de centre gauche séduit les jeunes et pourrait attirer les électeurs déçus de Trudeau, estime Laurence Cros. Mais le retard des libéraux n'a rien d'irrémédiable, les élections sont encore loin.»