Leur chair rouge et ronde brille au soleil. Au Japon, l'hiver lumineux est la saison des fraises. Dans cette serre d'Iwaki, à 200 kilomètres au nord de Tokyo, les rangées s'alignent à hauteur de poitrine, racines dans l'eau et fruits à portée de main. «Servez-vous !» lance le directeur, Koichi Aoki. Pour 500 yens, soit 4 euros à peine, les familles de la région viennent déguster à volonté. On s'attarde sur la variété locale, la Fukuharuka. Ferme, sucrée, délicieuse. Les fraises d'Iwaki ont pourtant peu de succès.
La coopérative est située dans la préfecture de Fukushima, à 50 kilomètres au sud de la centrale accidentée. Une zone relativement peu touchée par les rejets radioactifs, emportés par les vents et les pluies vers le nord-est, mais nullement épargnée. «On a fait des tests un mois après la catastrophe, la radioactivité était la même qu'à Tokyo car la serre a protégé les fruits, assure Koichi Aoki. Les consommateurs ont cessé de venir pendant trois ans. Ils sont revenus peu à peu mais, c'est sûr, la majorité ne veut plus de nos récoltes. Nous tenons grâce aux subventions.»
La région de Fukushima, littéralement «l’île prospère», rêve d’un retour à la normale et s’obstine à y croire. Les progrès réalisés comme les efforts fournis sont colossaux. Ils frisent parfois la démesure et l’absurde tant ils semblent déployés pour nier l’évidence : près de huit ans après, l’ancien grenier à riz et port de pêche du grand Tokyo reste une terre profondément meurtrie.
«Mes enfants ont une vie normale, ils vont à l'école, ne portent pas de masque ou de combinaison, tient à souligner Mitsuru Shoji, responsable des affaires internationales à la préfecture. Les zones évacuées ne représentent plus que 3 % du territoire, contre 12 % auparavant, 43 214 personnes sont concernées quand elles étaient 164 865 en mars 2012.»
A cela s'ajoute une norme de commercialisation draconienne, qui met la barre à 100 becquerels par kilogramme maximum - elle est de 1 250 en Europe et de 1 200 aux Etats-Unis. «Malgré tout, les consommateurs refusent nos produits et la situation n'est pas revenue comme avant, soupire Mitsuru Shoji. Nous souffrons des rumeurs néfastes.» Le mot est lâché et nous accompagnera tout au long du périple. Officiellement, c'est la faute aux rumeurs. La population de Fukushima s'acharne à vivre comme si de rien n'était et s'étonne de voir que le reste du monde ne fait pas de même.
Mais si l'invisible ennemi n'est pas tant la radioactivité que les peurs infondées, comment lutter ? La préfecture a invité des blogueurs pour faire la promotion de la région sur les réseaux sociaux et le tourisme est reparti de plus belle, plus fort qu'en 2010. Elle multiplie les exportations de produits dont l'archipel ne veut plus - pêches en Thaïlande et Malaisie, poires au Vietnam, riz en Europe… Elle s'érige en exemple. «Dans les cantines des écoles, 36,7 % des menus sont produits localement, la moyenne nationale est de 26,4 %», souligne fièrement Mitsuru Shoji. Et l'on frémit en pensant au principe de précaution.
«Aucune raison de s'inquiéter ! insiste Kenji Kusano, du Centre de technologies agricoles de Fukushima, luxueux bâtiment dont quelques poutres ont plié sous l'effet du séisme de 2011. Les 10 à 15 centimètres de sol où se concentrait le césium radioactif ont été enlevés. Les cultures sont arrosées de potassium, un analogue chimique du césium que les plantes absorbent au détriment des éléments radioactifs. Plus de 300 tests par jour sont réalisés sur la nourriture.»
Bouillie
Sur le port d’Onahama, à Iwaki, même acharnement à vouloir démontrer que tout va bien. Les locaux flambant neufs, aux règles de sécurité optimales, sont pourtant déserts. Deux petites rangées de bacs font résonner leur clapotis dans le grand hall de la criée. Les captures annuelles culminent à 3 000 tonnes sur la façade Pacifique de la préfecture quand elles atteignaient les 25 000 tonnes avant l’accident. Le millier de pêcheurs vit d’autres boulots ou des aides de Tokyo Electric Power (Tepco), l’opérateur de la centrale. Le poisson estampillé «Fukushima» ne s’écoule pas.
Chaque jour on en achève des dizaines qu’on réduit en bouillie afin de tester leur contamination. Une hécatombe méthodique de 560 000 bêtes marines et 212 espèces pour pouvoir affirmer que, depuis avril 2015, aucun échantillon ne dépasse les normes, 99 % n’ont même aucune radioactivité détectée. Comble de l’ironie, les pêches sont si maigres qu’il ne reste souvent plus rien à vendre une fois ces chiffres rassurants obtenus…
On pourrait pêcher ailleurs puisque le Japon ne manque pas d'accès à la mer… «Nous avions une bonne réputation, nous voulons pêcher ici», assène Toyohiko Hirata, représentant de la préfecture. «Nous n'abandonnerons pas, nous continuerons les tests jusqu'à ce que les consommateurs puissent manger nos poissons l'esprit tranquille», renchérit Hisashi Maeda, de la coopérative locale. A-t-il confiance en Tepco, qui assure ne plus souiller leurs eaux ? Un «non» jaillit dans un éclat de rire. L'entêtement frôle la résistance. On ne quitte pas un navire qui sombre, éthique de marin.
La gabegie prend toute son ampleur à bord du vaisseau mère, la centrale de Fukushima Daichi. Dans le bâtiment au hublot avec vue sur l’océan de citernes, des employés de Tepco vantent les avancées du chantier. Ils répondent ensuite longuement aux questions au pied des réacteurs endommagés, pour mieux prouver que le complexe, nettoyé, bétonné, coloré, est devenu inoffensif. Les dosimètres restent sages, 96 % du site sont accessibles avec un simple masque chirurgical et un casque.
A la suite d’un séisme et d’un tsunami inédits, le 11 mars 2011, une large partie de la centrale nucléaire a été dévastée, entraînant la fusion des cœurs de trois réacteurs. Depuis, 200 tonnes d’eau douce sont déversées chaque jour sur ces magmas métalliques ou coriums pour les refroidir. Le liquide s’échappe des cuves et des enceintes de confinement qui ne sont plus étanches, emporte au passage des matériaux radioactifs. Il est pompé dans les sous-sols des bâtiments, traité puis réinjecté dans les réacteurs. Le cycle serait vertueux si de l’eau souterraine ne ruisselait pas des montagnes environnantes pour se contaminer à son tour.
Un millier de citernes
Afin d’éviter toute pollution de l’environnement, Tepco pompe en permanence en divers points, en amont comme en aval. Un mur bloque les écoulements de la nappe phréatique vers la mer depuis octobre 2015. Il est doublé depuis peu d’un pharaonique sarcophage souterrain refroidissant : 1,5 kilomètre de tuyaux, plongeant à 30 mètres de profondeur et portés à - 30° C, pour faire barrage aux infiltrations autour des réacteurs. La construction de la structure a déjà englouti 35 milliards de yens, son fonctionnement avale 1 milliard supplémentaire par an. Le coût en vaut-il la chandelle ? L’Autorité de réglementation nucléaire (ASN) doutait dès le départ de la rentabilité du projet. Mais en termes de communication, il est parfois plus important de se montrer actif qu’efficace.
Les quantités d’eau souillée ont été réduites, néanmoins, 80 mètres cubes doivent encore être stockés chaque jour. Près d’un millier de citernes envahissent le site de la centrale, au bord de la saturation. Elles renferment plus d’1 million de tonnes d’eau radioactive, l’équivalent de 500 piscines olympiques, dont Tepco ne sait que faire. De l’avis des experts du secteur, le rejet en mer est la meilleure solution, arguant que cela ne présente pas de danger une fois dilué. De tels rejets se font notamment en France pour les centrales en service. Mais les pêcheurs, échaudés par les mensonges de l’opérateur, ne veulent pas en entendre parler.
Fin septembre, Tepco a reconnu que l'eau n'était pas aussi propre qu'il l'avait affirmé jusque-là. Elle devait être débarrassée de 62 éléments radioactifs à l'exception d'un seul, le tritium, qu'il est impossible de filtrer avec les techniques actuelles. En réalité, elle contiendrait de nombreux éléments radioactifs, et 80 % des stocks auraient une radioactivité au-delà des limites de rejet dans l'environnement. La concentration en strontium, particulièrement radiotoxique, peut la dépasser 20 000 fois ! «Dans les premières années après l'accident, nous avons traité l'eau trop rapidement car nous avons privilégié la sécurité des travailleurs», justifie Takahiro Kimoto, chargé de com à Tepco. L'eau sera donc filtrée une seconde fois avant un rejet en mer qui semble inéluctable. Les tests menés par les pêcheurs à Onahama ont un bel avenir devant eux.
Robot
En attendant, la piscine du réacteur 4, à l’arrêt lors de l’accident, a été vidée de ses 1 535 assemblages de combustibles usés. Reste à extraire les 392 du réacteur 1, les 615 du réacteur 2 et les 566 du réacteur 3. L’opération devrait débuter le mois prochain, avec quatre ans de retard. Ensuite viendra le temps du démantèlement à proprement parler. A ce jour, personne ne sait où et dans quel état se trouvent les coriums, un robot vient d’entrer en contact avec ce magma pour la première fois en février. Difficile donc de savoir comment le récupérer. Tepco mise sur une fin de chantier vers 2051 ou 2061. Un calendrier purement théorique.
La visite s'achève. On se défait des maigres gilets, masques et chaussettes qui s'accumulent dans de gigantesques poubelles incinérées sur place. On rend son dosimètre. Faire un tour de la centrale, c'est s'exposer à 0,05 millisievert, soit la moitié d'un vol Tokyo-New York, serinent les équipes de Tepco. Circulez, il n'y a rien à craindre. Agriculteurs, pêcheurs et employés du nucléaire s'évertuent tant à affirmer que tout est normal, qu'on se demanderait presque si la principale «rumeur néfaste» ne serait pas de croire qu'un accident nucléaire a eu lieu sur le territoire.