Ce 12 mars en soirée, comme de nombreux parieurs et amateurs de foot, je m’apprêtais à assister à l’ignominieuse sortie de la Vieille Dame des huitièmes de finale de la Ligue des champions. La Juventus de Turin (car c’est d’elle qu’il s’agit ici) avait en effet été déjà battue par l’Atlético de Madrid par 2 buts à 0 au match aller, et plus personne ne donnait cher de sa peau pour le match retour. Mais, déjouant tous les pronostics, la Juve réussit bel et bien ce soir-là à se tirer d’affaire et, en lieu et place de la sortie de la Vieille Dame italienne, ce fut une autre vieille dame - une Anglaise celle-ci, qu’on vit être poussée encore un peu plus vers la sortie.
Pour la deuxième fois en l’espace de deux mois, Theresa May, Première ministre de Sa Majesté, venait en effet de voir son plan pour une sortie négociée du Royaume-Uni de l’Union européenne rejeté par la Chambre des communes et son leadership bafoué, rapprochant d’autant le moment où, malade qu’elle est, écartelée qu’elle se trouve être aussi entre les deux ailes opposées de son parti, elle finirait, s’avouant vaincue, par jeter l’éponge.
Pierre d’achoppement
On pourrait certes croire que, ce fameux mardi soir, Theresa May aura fait les frais d'une alliance contre-nature nouée contre elle le temps d'un vote à la Chambre des communes entre les partisans d'un Brexit dur et les inconditionnels de l'Europe qui refusent de voir la Grande-Bretagne quitter l'Union européenne. Rien n'est cependant moins sûr, et la pierre sur laquelle la motion de Theresa May aura de fait malencontreusement achoppé ce soir-là montre bien que le nœud gordien que la cheffe du gouvernement britannique n'arrive ni à dénouer ni à trancher se trouve ailleurs. Ailleurs, à savoir sur une petite île conquise par les Normands, alors maîtres de l'Angleterre, à partir du XIIe siècle, mise violemment au pas par Henry VIII Tudor au XVIe siècle, et finalement rattachée à la Grande-Bretagne au sein du Royaume-Uni au tout début du XIXe siècle : l'Irlande. La pierre d'achoppement sur laquelle bute Theresa May, c'est le backstop : un filet de sécurité, mesure de dernier recours convenue entre elle et les Européens afin d'éviter qu'en cas de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne sans un accord global, une frontière «dure» ne s'élève entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande, qui ébranlerait l'accord de Belfast de 1998 ayant mis fin aux années de guerre entre protestants et catholiques irlandais, et qui menacerait par ailleurs l'intégrité du marché unique européen.
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Aux termes de ce backstop, à moins qu’une autre solution ne soit trouvée d’ici la fin de la période de transition en décembre 2020, l’Irlande du Nord, et pourquoi pas le reste du Royaume-Uni aussi, continuerait à obéir à certaines lois et règles du marché commun européen. Et c’est bien cela qui enflamme les passions et provoque l’ire des protestants irlandais comme des nationalistes anglais qui y voient tous un cas flagrant de Charybde et Scylla : l’Irlande du Nord dérivant lentement mais sûrement loin de la Grande-Bretagne pour s’ancrer de plus en plus fermement à la République d’Irlande, ou alors, le Royaume-Uni tout entier se voyant forcé de continuer à se plier à des lois et des règles européennes, sans pour autant être en mesure, désormais, de les influencer et de les modifier.
Ire des protestants
Ce pourquoi les unionistes irlandais du DUP comme les brexiters anglais purs et durs de l’Ukip et du Parti conservateur exigent, sinon l’abandon pur et simple du backstop, du moins une date butoir qui y mettrait fin. Afin, disent-ils, que le Royaume-Uni puisse rompre franchement ses amarres avec l’Union européenne et préserver son unité et son intégrité territoriale si la période de transition devait s’éterniser, ou si aucun accord global avec Bruxelles n’était trouvé.
A défaut de quoi ils devraient continuer de s’opposer à tout Brexit négocié. Et Theresa May d’en faire les frais. Là, il faudrait sans doute rappeler que le nom officiel du parti qu’elle dirige est : le Parti conservateur et unioniste. On a tendance à l’oublier. L’Attorney General, conseil juridique du gouvernement, semble d’ailleurs donner raison aux détracteurs du backstop. Mardi, avant le vote à la Chambre des communes, il déclarait en effet que, sans date butoir, le Royaume-Uni risquait de se retrouver éternellement coincé dans le backstop irlandais.
Les Irlandais - et Dieu sait s’ils n’auront pas attendu une éternité pour cela - pensent sans doute tenir là leur revanche sur les Anglais. Car de fait, le backstop peut, à terme, devenir synonyme, d’abord de défection irlandaise du Royaume-Uni, ensuite, et pourquoi pas, de défection écossaise aussi. Reste à voir si les Anglais se laisseront faire ou si la pression qui est exercée sur eux pour leur faire accepter le backstop irlandais tel quel ne les poussera pas à préférer une sortie dure de l’Union européenne à une sortie négociée dont le prix, in fine, serait, la fin du Royaume-Uni tel qu’il existe depuis 1801.