Les tourbières septentrionales sont relativement absentes des débats. Peut-être en raison de leur monotonie : ces vastes zones humides, parfois couvertes de quelques arbres, ont des airs de fin du monde. Pourtant «dans une couche de tourbe de 15 centimètres, on trouve plus de carbone que dans une forêt tropicale pleinement mature, et dans le Nord, 1,4 million de kilomètres carrés sont recouverts d'au moins 40 centimètres de tourbe» s'enthousiasme Hans Joosten, chercheur spécialiste de ces écosystèmes et principal auteur d'un rapport publié par l'ONU Environnement sur le sujet.
Pour ce scientifique, les dynamiques et les conséquences de la fonte des tourbières du pergélisol restent mal connues, alors qu'en dégageant le carbone piégé par la glace, celle-ci pourrait renforcer le changement climatique. C'est ce que souligne la dernière édition de Frontiers, le rapport de l'ONU Environnement qui liste les «questions environnementales émergentes» de l'année, publié le 5 mars. L'organisation alerte sur les incertitudes qui entourent ces écosystèmes et appelle à davantage de recherches.
Pas de «bombe méthane» à l’horizon
Depuis le début des années 2000, la fonte du pergélisol – ces terres gelées en permanence, parfois sur plusieurs centaines de mètres de profondeur et qui recouvrent quelque 24 millions de km2 dans les hautes latitudes du globe – inquiète. Le réchauffement climatique favorise la dégradation de ces terres gelées, ramollissant les sols et libérant des bactéries que l'on pensait disparues. Certains craignaient même une «bombe méthane», soit une libération rapide des plus de 1 000 milliards de tonnes (1 Gt) de carbone emprisonnées par les glaces sous forme de méthane, gaz carboné qui a la particularité d'être 23 fois plus réchauffant que le dioxyde de carbone. Ce phénomène reste très improbable d'ici la fin du siècle, car le pergélisol compte de nombreux puits de carbone, et est trop massif pour que sa disparition rapide soit crédible.
Mais nous ne sommes pas sortis d'affaire : au sein du vaste pergélisol, l'ONU pointe le rôle des tourbières qui le recouvrent, notamment à sa limite méridionale où il est le plus vulnérable. Moins épaisses, ses frontières sud ont reculé de 30 à 80 kilomètres dans les dernières décennies. Et les tourbières boréales restent insuffisamment connues alors qu'elles contiennent près de 300 Gt de carbone organique (presque l'équivalent de la moitié de la quantité de carbone présente dans l'atmosphère, estimée à 700 Gt).
Répartition du pergélisol et des tourbières boréales. UNEP (2019).
Les tourbières accumulent du carbone en raison de la présence d'eau, qui limite la dégradation des plantes mortes. Ce processus est encore renforcé par le froid boréal, qui joue un rôle de réfrigérateur. Cette caractéristique rend ces zones cruciales pour le climat puisque ce carbone emmagasiné ne participe pas à l'effet de serre.
Boule de neige
Avec le réchauffement du climat (qui est plus intense aux pôles) les tourbières, pour l'instant protégées par les basses températures, pourraient à nouveau émettre du carbone vers l'atmosphère – sous forme de méthane et de dioxyde de carbone en fonction des situations – au risque d'entraîner un «effet boule de neige» difficilement contrôlable. Le carbone relâché stimulant lui-même le réchauffement du climat.
Comme le raconte Hans Joosten, lorsqu'elles sont sèches les tourbières jouent un rôle d'isolant ce qui protège les terres gelées qu'elles recouvrent en été. En hiver, l'humidité laisse au contraire passer le froid. Mais la hausse des températures mondiales et l'augmentation des feux de forêts et la destruction des tourbières par les infrastructures (notamment au Sud) limitent ce rôle et «mettent en danger le pergélisol là où il est le plus sensible».
Incertitudes
Aucun catastrophisme pourtant, car les rétroactions sont multiples et qu'elles limitent l'impact de la fonte des tourbières sur l'effet de serre. Laure Gandois, chercheuse au CNRS spécialisée dans les tourbières sibériennes indique ainsi à Libération qu'«il y a une grande diversité de processus et certains limitent le réchauffement». Par exemple, la chaleur stimule aussi la pousse de nouvelles plantes qui stockent du carbone à leur tour.
Le résultat net est donc difficile à prévoir, d'autant que ces zones restent difficiles d'accès et que les études sont majoritairement concentrées dans quelques zones. C'est ce que pointe Hans Joosten, qui alerte : «Le problème, c'est que les tourbières sont l'un des stocks de carbone les plus importants au monde, et nous ne savons toujours pas bien comment il réagit face au changement climatique.»