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Interview

«On a tendance à oublier l'état de la biodiversité autour de nous avec le temps qui passe»

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Pourquoi nous habituons-nous aux dégradations de la nature ? Trois questions à Anne Caroline Prévot, chercheuse en psychologie de la conservation, sur l'amnésie environnementale.
La villa Amélie, à Soulac-sur-Mer (Gironde), en 2015. Dans la commune, plusieurs maisons de bord de mer ont été évacuées à cause de l'érosion des dunes aggravée par le changement climatique. (JEAN-PIERRE MULLER/Photo Jean-Pierre Muller. AFP)
publié le 13 mars 2019 à 16h07

 Tous les jours, retrouvez le fil vert, le rendez-vous environnement de Libération. Aujourd’hui, c’est la règle de trois : trois questions à un scientifique pour décrypter les enjeux environnementaux.

Alors qu'ils se multiplient, les records de températures nous semblent moins marquants. C'est ce qu'a mis en évidence une étude publiée dans Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) en février : en s'intéressant aux réactions sur les réseaux sociaux, les chercheurs ont révélé qu'après quelques occurrences, nous remarquons moins les événements climatiques inhabituels. Anne-Caroline Prévot, spécialiste de psychologie de la conservation, directrice de recherches au CNRS et chercheuse au Muséum national d'histoire naturelle, nous éclaire sur ces phénomènes d'amnésie environnementale et leurs effets.

Qu’est-ce que l’amnésie environnementale ?

C'est un concept développé au début des années 2000 par Peter Kahn, un psychologue américain qui parle d'«amnésie environnementale générationnelle». Au niveau psychologique, chaque individu construit sa relation au monde à partir de ses expériences dans son enfance. Comme la biodiversité diminue, les générations qui se succèdent construisent leurs représentations du bon état de la nature sur des bases différentes.

Par exemple, Daniel Pauly [un écologue spécialiste des pêches, ndlr] a montré comment la norme pour évaluer les stocks de poissons évolue chez les pêcheurs en fonction de leur âge. En interrogeant des pêcheurs et des scientifiques spécialisés, il a souligné que, s'il y a une conscience globale de la diminution des stocks, chaque génération de pêcheurs considère la quantité de poissons qu'il rencontre au début de sa carrière comme son point de référence. Ainsi, aux Etats-Unis, les vieux pêcheurs dénombrent plus de lieux de pêches dégradés que les jeunes qui sont arrivés au milieu du processus.

Plus récemment, d'autres auteurs mettent en avant l'«amnésie individuelle», qui fonctionnerait à l'échelle de dix ans. En plus de l'amnésie générationnelle, on a tendance à oublier un état donné de la biodiversité autour de nous au fur et à mesure du temps qui passe. C'est aussi ce qu'on retrouve avec l'idée d'amnésie climatique.

Quelles sont les conséquences de ces accoutumances progressives aux dégradations environnementales ?

Cela veut dire qu'on considère toujours que ce qui existe est le bon état des choses. Donc cela limite l'action et complique la prise de décisions drastiques face à un changement dont l'importance n'est pas perçue. C'est en partie à cause de ça que les citoyens comme les politiques ne traitent pas la biodiversité comme une priorité et n'ont pas la volonté de modifier les trajectoires néfastes. Une société peut ne pas se rendre compte de la gravité du problème en toute bonne foi.

Comment lutter contre cette amnésie ?

Apporter des connaissances scientifiques ne suffit pas. Il faut aussi travailler sur les émotions. Celles-ci, positives ou négatives, proviennent du contact avec la nature, qu’il faut donc favoriser.

Le problème c’est que même cela peut être insuffisant. Immergés dans la nature, les gens peuvent être semblables à la grenouille qui, dans une casserole, ne se rend pas compte que l’eau se réchauffe. Car ils verraient les modifications progressives de paysages qu’ils connaissent bien mais sans être frappés par les changements.

Pour contourner cela, on peut passer par des récits. Construire une mémoire qui serait basée sur les expériences individuelles et les émotions des gens. Le fait de parler, d’échanger, et de partager nos expériences et les émotions qu’on vit dans nos contacts avec la nature permettrait de les faire émerger et de créer une mémoire. Lutter contre l’amnésie individuelle passerait alors par laisser des traces. On trouve, par exemple, dans les romans, des descriptions de paysages auxquelles on peut revenir pour les comparer avec les paysages actuels.