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Libération
reportage

Christchurch : «Je suis ici parce que j’ai besoin de sentir l’humanité des gens»

Après le massacre de 50 personnes dans deux mosquées de la ville néo-zélandaise, vendredi, familles de victimes et citoyens ont afflué ce week-end vers les lieux du drame pour se recueillir et faire passer un message de paix.
Habitants et familles de victimes partagent leur peine, dimanche à Christchurch. (Photo Manesh Kumar A. AP)
publié le 17 mars 2019 à 18h36

Les fidèles musulmans en salwar kameez ou en niqab affluaient par centaines samedi au terminal national de l'aéroport d'Auckland. Après l'attentat qui a coûté la vie à 50 personnes et en a blessé autant, la veille, dans deux mosquées de Christchurch, ils tenaient à être auprès des victimes et de leurs familles. La compagnie nationale Air New Zealand a dû doubler les vols prévus l'après-midi et sortir du hangar un A 321 immobilisé pour une panne mineure, afin de faire face. A bord, Tazrul, 23 ans, et Ayaz, 41 ans, ont décidé de faire le voyage pour prêter main-forte : «On n'a pas de contacts là-bas. On va se présenter et se porter volontaires pour aider à la toilette des morts.» Deux rangs plus loin, drapée dans le voile coloré des fidèles fidjiennes, Aïcha contient à peine ses larmes en pensant à son cousin Ash, qui gît à la morgue de Christchurch, assassiné par le tueur raciste Brenton Tarrant à l'âge de 50 ans. «Cela me brise le cœur. Il y a vingt-deux  ans que je vis ici, ce pays était un paradis pour les musulmans, personne ne nous embêtait, et puis ce fou arrive… On aurait dû le tuer sur place», lance-t-elle, tremblante de colère.

Bougies

Samedi soir, le centre-ville est inhabituellement désert. «Ici, le week-end, c'est plein de monde, mais avec ce qui s'est passé, les gens restent chez eux. C'est normal, c'est un triste jour pour le pays», déplore Peter, tenancier du pub irlandais Micky Finn. «Abasourdi», il promet que cet «acte de haine», est à l'opposé de la mentalité néo-zélandaise : «C'est un Australien qui a fait ça. Nous, on n'a aucun problème avec les musulmans. Je n'en ai jamais rencontré un seul qui ait posé le moindre souci.»

Un kilomètre plus loin, devant les grilles du jardin botanique, habitants de Christchurch et gens de passage viennent spontanément déposer bougies, fleurs et messages. Et se recueillent en silence, sous les spots des équipes de télévision débarquées du monde entier. Mohammad, avocat sexagénaire d'origine fidjienne, arrive d'Auckland avec plusieurs hommes de sa famille pour «partager la douleur». Lui non plus n'en croit pas ses yeux. «J'ai longtemps vécu en Angleterre, là-bas je sais que ce genre de chose peut arriver. Mais ici les gens sont adorables, il n'y a pas d'extrémistes. On n'a pas de haine, non, juste de la tristesse.» Timide et émue, une femme s'approche du petit groupe d'hommes barbus. «Je suis désolée qu'il vous arrive cela», souffle-t-elle.

Offrandes

Parmi la foule clairsemée qui s'attarde, Sam et Alexis, 15 et 19 ans, se disent choqués et surpris qu'un tel attentat ait eu lieu dans leur pays. Mais sont un peu sceptiques face au slogan «This is not us» («nous ne sommes pas ça»), orné de cœurs et décliné sur papiers et cartons accrochés aux grilles. «A l'école, il y a quelquefois des accrochages raciaux. Sûrement moins graves qu'ailleurs, mais on ne peut pas dire que c'est complètement absent, raconte Sam. C'est pour ça que c'est très important de venir nombreux ici, pour bien montrer à ceux qui seraient tentés d'imiter cet acte horrible que ce n'est pas OK.» Kathy, employée d'une maison de retraite, appuie : «On veut donner une jolie image de la Nouvelle-Zélande, où tout le monde est sympa et souriant. C'est peut-être vrai dans le centre-ville, mais dans les quartiers c'est autre chose. Des mecs blancs frustrés qui n'aiment pas les étrangers et peuvent se montrer violents, on en a plein.» Accompagnée de ses deux fils adultes, elle est venue de sa banlieue pour déposer des fleurs. «Moi, je bosse tous les jours avec des immigrés, tous des gens dévoués et super. Il faut qu'ils voient qu'on est avec eux.» A 2 mètres, figé par l'émotion, Sunny, d'origine indienne, refuse net de parler de religion. «Je suis ici parce que j'ai besoin de sentir l'humanité des gens. C'est tout», coupe-t-il.

Dimanche matin, au bord de Hagley Park, le poumon vert de la ville qui vire au jaune avec l'automne, les bouquets s'entassent devant la mosquée Masjid al-Noor, là où le tueur a frappé en premier et fait le plus de victimes. On vient d'y découvrir un nouveau cadavre, portant à 50 le décompte des morts. La police scientifique travaille dans le bâtiment ; tendus, des agents armés de fusils automatiques surveillent le périmètre de sécurité marqué par des bandes fluo et repoussent sèchement qui s'en approche. Mais l'un d'eux passe régulièrement ramasser avec respect les offrandes déposées, pour les rapprocher du bâtiment. David, père de famille d'une cinquantaine d'années, arrive avec son fils Liam, 12 ans, un bouquet à la main. «Je veux montrer à Liam qu'on a le sens de la communauté, qu'on ne peut pas rester indifférents. Franchement, on s'attendait à ce qu'il arrive quelque chose un jour, vu les problèmes migratoires et la montée des extrémismes partout, mais on imaginait plutôt que ce serait dans l'autre sens.» Une femme blonde, Jo, est aussi venue avec sa fille qu'elle tient contre elle en pleurant. «Je ressens un profond chagrin. Mais j'ai confiance en notre Première ministre et en la police pour qu'on en sorte par le haut.» Au même moment, en direct sur tous les écrans du pays, la cheffe du gouvernement, Jacinda Ardern, voilée de noir, en visite à la mosquée de Wellington, serre longuement dans ses bras des fidèles.

Cohésion

Vers midi, de l'autre côté de Hagley Park, un centre communal gardé par plusieurs policiers accueille les familles des victimes, qui arrivent les unes après les autres. Devant, Adam Saafi, un Afghan, tire de sa cigarette électronique des nuages parfumés. Stoïque, le regard droit, il raconte : «Je suis vivant parce que l'imam a décidé de commencer l'office une demi-heure plus tôt que d'habitude. Quand je suis arrivé, le tueur était déjà là, je l'ai vu faire feu à l'entrée de la mosquée. J'étais en voiture, j'ai paniqué. Il m'a fallu un moment pour m'arrêter et appeler la police. Mon frère Matiullah, lui, il était en avance. Il est mort. Il avait cinq enfants.» En robe longue et foulard, une Egyptienne, Mahagelel, pâle et tremblante, sort du bâtiment en donnant le bras à son fils de 14 ans. Son père a été tué dans l'attentat. «C'est horrible, il n'y a pas de mots pour ça, dit-elle. Hamdullah, il est près de Dieu maintenant. On voudrait récupérer le corps pour l'enterrer vite. La police a dit qu'ils allaient accélérer les choses.» La tragédie la sidère : «A Auckland, on sentait des fois de l'hostilité, j'avais des remarques méchantes sur mon foulard. Mais depuis trois ans que nous sommes à Christchurch, jamais.»

Asma, étudiante d'origine pakistanaise de 25 ans, est présente au centre communal depuis le matin avec d'autres bénévoles, dont ceux de la Croix-Rouge, pour accueillir et assister les familles : «On leur donne de la nourriture, du thé, on les écoute, mais que faire de plus ? Que dire à ceux qui ont perdu leurs enfants, leurs parents, leurs conjoints ? On a fait une demande pour que des psychologues spécialement formés soient présents. Ils nous ont dit qu'on en aurait trois, plus tard dans la journée.»

Dimanche, il s'agissait de faire face à l'urgence, de réconforter les proches et de donner rapidement des sépultures aux morts suivant le Coran. Si la dignité, la cohésion et l'esprit de solidarité ont régné jusqu'ici, le ton pourrait devenir plus critique dans les prochains jours. «Il a fallu vingt minutes pour que les ambulances arrivent sur place. Ça nous semble très long. Et, d'autre part, il est clair que la police a sous-évalué le risque posé par ce genre de personnes», estime une jeune femme en hijab, dont deux amis proches ont perdu la vie à la mosquée Al-Noor.

Prenant les devants, le cabinet de la Première ministre doit annoncer dès ce lundi matin l'interdiction de vente des fusils semi-automatiques et le durcissement des conditions d'achat des armes, en attendant le vote d'une loi. Jacinda Ardern a par ailleurs admis que Brenton Tarrant lui avait adressé par mail, ainsi qu'à des parlementaires et des médias, un «manifeste» annonçant ses intentions quelques minutes avant de passer à l'acte. «S'il avait livré des détails sur la base desquels nous aurions pu agir, nous l'aurions fait», a-t-elle précisé. Le chef de la police, Mike Bush, a, lui, récusé devant la presse toute défaillance ou manque de réactivité de ses troupes. Trente-six minutes se sont écoulées entre le premier appel au 111, le numéro d'urgence, et la neutralisation du tueur.