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Libération
Récit

«May ne sait pas ce que le peuple veut, c’est pour ça qu’on est si nombreux»

Plus d’un million de Britanniques ont manifesté samedi à Londres pour réclamer un nouveau référendum sur la sortie de l’Union européenne. De retour de Bruxelles avec un nouveau calendrier, la Première ministre est plus que jamais affaiblie à l’aube d’une nouvelle semaine cruciale.
Les rues de Londres ont été prises d’assaut par les pro-UE, samedi. (Photo Peter Nicholls. Reuters)
publié le 24 mars 2019 à 20h46

A-t-elle entendu l’écho de ces cris martelés par plus d’1 million de voix - certaines estimations évoquent 1,4 million -, des voix très jeunes et aussi très âgées, féminines et masculines, aux accents variés, du nord et du sud de l’Angleterre, d’Ecosse ou du pays de Galles ? Theresa May a-t-elle regardé les images extraordinaires de cette marée humaine, joviale, qui, un lumineux samedi de printemps, a envahi les avenues du cœur de Londres, débordant dans les parcs et les rues adjacentes ? A-t-elle remarqué la vague immense de drapeaux européens, souri à la vision des dizaines de chiens et bébés affublés de ce bleu roi et de ces étoiles dorées devenues le symbole d’une identité européenne que, peut-être pour la première fois, ces Britanniques revendiquaient ouvertement et fièrement ?

La Première ministre a-t-elle même réalisé que cette manifestation pourrait être historique ? La mobilisation pourrait avoir dépassé celles des deux dernières grosses manifestations en date au Royaume-Uni. En 2003, 1 million de personnes avaient marché contre la guerre en Irak. Et l’année précédente, 400 000 Britanniques étaient descendus dans les rues pour protester contre l’interdiction de la chasse à courre (si, si). Aucun des deux événements n’avait fait fléchir le gouvernement du travailliste Tony Blair. Mais c’était une autre époque, plus simple peut-être, où le chef du Labour disposait d’une large majorité au Parlement et où les conservateurs menaient leur rôle d’opposition. Où les loyautés et les choix étaient plus définis. Où le Brexit n’avait pas encore été inventé, n’avait pas encore brouillé tous les repères de la politique.

«Fromage plutôt que Farage»

Recluse dans le manoir de Chequers, la résidence de campagne des Premiers ministres britanniques, Theresa May aura sans doute été plus préoccupée à contrer les rumeurs de «putsch» imminent visant à la renverser. Elle devait recevoir dimanche pour un thé probablement un peu frileux quelques poids lourds de son gouvernement et des tories. Plusieurs noms ont été évoqués comme potentiels successeurs «intérimaires» : le ministre à l'Environnement, Michael Gove, qui faisait partie des leaders de la campagne du référendum de 2016, et le numéro 2 du gouvernement, David Lidington, ancien ministre à l'Europe sous David Cameron et pro-européen. Tous deux ont vigoureusement démenti. Mais, depuis le sommet européen de jeudi et vendredi d'où elle est revenue avec deux nouvelles dates pour le Brexit, le 12 avril ou le 22 mai, May semble vivre ses derniers jours à Downing Street. La semaine qui s'ouvre s'annonce une fois encore cruciale. Un nouveau vote sur l'accord de retrait conclu avec l'UE n'est même pas garanti. Parallèlement, le Parlement pourrait voter sur une série d'options pour essayer de définir une direction qui remporterait une majorité. Mais là encore, rien n'est assuré.

Samedi, dans les rues de Londres, la vie semblait décidément bien plus simple. Elle ressemblait à une affiche - «Du fromage, plutôt que Farage» - qui faisait sourire au milieu de milliers d'autres, à un pique-nique sur un bout de gazon, à une ambiance de carnaval, de déambulation joyeuse. En fin d'après-midi, plus de cinq heures après le début de la manifestation, l'arrière du cortège n'avait pas encore décollé de Park Lane, au coin de Hyde Park. A 2,5 kilomètres de là, à Westminster, au pied de Big Ben, la foule était si serrée qu'il était difficile de traverser la place du Parlement. Peu de présence policière visible : l'atmosphère est restée très bon enfant.

Le long de la Tamise, des dizaines et des dizaines de bus avaient débarqué leurs passagers venus de tout le pays, y compris de régions qui, il y a bientôt trois ans, ont voté en majorité pour quitter l’Union européenne. Selon l’organisation People’s Vote, plus de 200 bus avaient été affrétés pour ce samedi. En octobre, lors de la dernière manifestation en faveur d’un nouveau référendum, qui avait rassemblé 700 000 personnes, la moitié avait été mobilisée. Une équipe de cyclistes était même descendue de Sheffield à vélo, alors que des Britanniques vivant à l’étranger avaient fait le déplacement pour l’occasion.

Samedi en fin d'après-midi, Peter et Yannick Banks prenaient leur afternoon tea sur Piccadilly, «histoire de se remettre un peu». A 82 et 77 ans, ils venaient de marcher jusqu'à Westminster. «Notre problème, c'est que nous avons un Parlement dominé par deux partis qui sont chacun dirigés par leur frange extrémiste. Et le centre n'a pas voix au chapitre. Nous avons toujours eu un système parlementaire qui cherche la confrontation, mais aujourd'hui ce système réclame à grands cris une coalition du centre», expliquait Peter.

«Vous étiez où ?»

Son fils, Seymour, 52 ans, et son épouse, Lisa, une Allemande de 54 ans, avaient coupé par St James Park pour atteindre Westminster, «sinon, on ne serait jamais arrivés». «A ceux qui disent que réclamer un nouveau référendum est une trahison de la démocratie, je réponds que la démocratie, ce n'est certainement pas voter sans avoir toutes les informations entre les mains et c'est aussi pouvoir changer d'avis.» Quelques minutes plus tard, Steffi, leur fille de 18 ans, les rejoignait avec sa meilleure copine, Jess, 17 ans. Toutes deux s'étaient peinturluré le visage aux couleurs du drapeau européen. «Ça m'agace de n'avoir pas de voix, de ne pas pouvoir m'exprimer dans les urnes sur la situation», râlait Steffi. «La population en âge de voter a changé massivement en trois ans, on est bien plus au courant des implications du Brexit, on devrait pouvoir voter à nouveau», ajoutait Jess. Début mai, la jeune fille aura 18 ans. «Vous croyez que s'il y a des élections en mai, je pourrai voter ?»

Sur l'estrade installée à Westminster, sur la place devant le Parlement, les interventions se sont succédé toute l'après-midi. «Laissez-moi vous dire trois choses. Un, mon nom est Sadiq Khan. Deux, je suis le maire de Londres. Trois, je suis fier d'être européen.» A chaque nouvel intervenant, les applaudissements ont retenti. Le député conservateur Dominic Grieve, l'un des plus virulents partisans d'un second référendum, mais aussi Anna Soubry, qui a récemment fait défection au sein des tories ou encore Nicola Sturgeon, la Première ministre d'Ecosse, ont été ovationnés. La présence de Tom Watson, numéro 2 du Labour, a été aussi saluée, même si dans la foule certains se disaient : «C'est très bien d'être là aujourd'hui, mais vous étiez où depuis deux ans le Labour ?» Le chef des travaillistes, Jeremy Corbyn, brillait d'ailleurs par son absence, alors que le parti a en principe adopté officiellement le principe d'un second référendum. Il avait préféré se rendre dans le nord-ouest du pays, à Morecambe, pour un événement local, où il a posé au côté d'une statue. Comprenne qui pourra.

Millions de signatures

Derrière l'atmosphère plutôt joyeuse flottaient pourtant des relents un peu sinistres. Sarah Vine, journaliste au Daily Mail et épouse de Michael Gove - lequel a encore du mal à se débarrasser de son surnom de «Brutus» pour avoir trahi son compère Boris Johnson juste après le référendum de 2016 - n'hésitait pas à tweeter de menaçants «N'oubliez pas qu'en réclamant un nouveau référendum, vous trahissez la démocratie».

De son côté, la députée Anna Soubry n'a pas pu rentrer chez elle ce week-end à la suite de menaces de mort «très sérieuses». La police lui avait demandé de ne pas se rendre à son domicile. Les menaces ont eu lieu après l'intervention mercredi soir à Downing Street de Theresa May. Elle avait vilipendé les députés et en avait appelé au peuple pour «réussir le Brexit».

Margaret Georgiadou, 77 ans, a révélé pour sa part avoir reçu de nombreuses menaces de mort. Cette enseignante à la retraite est à l’initiative d’une pétition pour demander la révocation de l’article 50, autrement dit l’annulation du Brexit. Mercredi soir, juste avant l’intervention de Theresa May, le texte comptait quelque 200 000 signatures. Depuis, les signatures tombent à un rythme record de 2 000 par minute. Dimanche soir, plus de 5 millions de signatures avaient été recueillies, un record historique.

Dans la foule de samedi, le ressentiment contre Theresa May était très présent. «Elle prétend qu'elle sait ce que le peuple veut. Eh bien aujourd'hui, elle peut voir clairement que c'est faux, elle n'en a aucune idée, et c'est pour cela qu'on est aussi nombreux», lançait Lisa Banks. Cette mobilisation exceptionnelle changera-t-elle quoi que ce soit à Westminster ? «Je ne sais pas du tout, notait la manifestante, mais si ça ne change rien, au moins, pour quelques heures, on se sera sentis proches les uns des autres et unis.»