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Libération
Reportage

En Croatie, les ingénieurs chinois déjà sur le pont

Dans le sud du pays, une entreprise chinoise aux prix compétitifs a remporté l’appel d’offres pour la construction d’un pont stratégique, financé par l’Union européenne. D’autres projets devraient suivre.
Le Premier ministre croate, Andrej Plenkovic (à droite),sur le chantier, fin janvier. (Photo Xinhua. I. Cagalj. REA)
par Jelena Prtoric et Giovanni Vale, Envoyés spéciaux à Komarna
publié le 25 mars 2019 à 20h36

Pour la première fois de sa vie, Ivo Jerkovic a fêté cette année le nouvel an chinois. «On a organisé un dîner avec de l'agneau cuit sous la cloche», raconte l'homme de 24 ans. L'auberge familiale qu'il gère dans le village de Komarna, 60 habitants en hiver, dans le sud de la Croatie, affiche complet. Ivo n'accueille pas des touristes, mais des dizaines d'ingénieurs chinois. «J'ai même appris quelques mots en mandarin. Quand je rencontre les clients, on se salue par un "ni hao"», s'exclame Ivo, content de l'arrivée de ces nouveaux voisins qui, depuis quelques semaines, ont fait doubler la population de Komarna. Le village accueille un immense chantier, l'œuvre majeure du gouvernement de Zagreb : le pont qui va réunifier le pays en rattachant la région de Dubrovnik au reste de la côte croate, entre la plage de Komarna et les rochers de Brijesta, sur la péninsule de Peljesac, où le pont est censé aboutir. Outre la construction de l'édifice, qui mesurera 2,4 km de long pour 55 mètres de haut, le projet comprend aussi une trentaine de kilomètres de routes d'accès et autres infrastructures.

Cela fait près de trente ans que Zagreb cherche à mettre fin à l’isolement de Dubrovnik. La «perle de l’Adriatique» (2 millions de touristes par an) est séparée du reste du pays par le couloir de Neum, petit bout de territoire bosnien d’une vingtaine de kilomètres à peine. Après l’éclatement de la Yougoslavie en 1991, la Bosnie-Herzégovine a hérité de cette bande de terre qui appartenait jadis à l’Empire ottoman. Traverser Neum signifie passer deux postes de frontière, un à l’entrée, l’autre à la sortie du couloir. Une formalité qui crée de grandes files d’attente en haute saison sur la Magistrala, la route qui longe l’Adriatique. En 2017, la Croatie, membre de l’UE depuis 2013, a obtenu de Bruxelles le financement d’un pont pour réunifier le territoire.

Dumping. La Commission européenne a alloué 357 millions d'euros pour ce projet, soit 85 % du coût total (environ 420 millions d'euros). Le plus gros finira dans les caisses de l'entreprise chinoise China Road and Bridge Corporation (CRBC), qui a remporté l'appel d'offres. Le chantier doit s'achever en 2022. «Ce projet était très important pour les Chinois, car plus que faire du profit, il s'agissait pour eux d'entrer sur le marché de l'Union européenne», explique Sinisa Malus, responsable de communication à l'organisation d'entrepreneurs Chinese Southeast European Business Association (CSEBA), qui vise à promouvoir les investissements chinois sur un large territoire allant de Ljubljana, en Slovénie, à Noursoultan (ex-Astana), au Kazakhstan. «Notre rôle a été d'expliquer aux partenaires chinois comment on se prépare à un appel d'offres lancé par un Etat membre de l'UE», poursuit Malus, qui travaille pour l'association depuis 2014, date de sa fondation en Croatie. En janvier 2018, l'entreprise CRBC, qui construit aussi une autoroute dans le Monténégro voisin, s'est ainsi positionnée sur ce contrat, qui serait le premier à être financé avec des fonds européens et réalisé par une entreprise chinoise. A la suite de cette annonce, le constructeur autrichien Strabag, qui avait aussi participé à l'appel d'offres, a porté plainte, accusant les Chinois de dumping commercial. Le prix proposé par CRBC était 20 % moins cher que celui de Strabag. La plainte a été rejetée par la justice croate. Si la représentation de la Commission européenne à Zagreb se limite à rappeler qu'il revient aux Etats membres de gérer leurs appels d'offres, par le passé, l'UE a exprimé ses préoccupations à l'égard des ambitions chinoises dans le sud-est de l'Europe. «Il faudrait d'abord se demander ce qu'a fait l'UE pendant tout ce temps. La Chine s'est tout simplement engouffrée dans la brèche», répond Sinisa Malus, de CSEBA.

Aubaine. A Komarna, au milieu des eaux bleues de l'Adriatique, une énorme grue flottante enfonce les pieux de fondation, avant l'édification des cent piles qui soutiendront le tablier. «C'est comme un Lego : tous les éléments sont préfabriqués en Chine et montés ici grâce à cette grue, la plus grande au monde», explique Jeroslav Segedin, ingénieur à Hrvatske Ceste (l'entreprise croate commanditaire du projet) et chargé de la coordination avec CRBC. «Les Chinois ont beaucoup d'expérience dans ce type de construction et ils peuvent se permettre de financer des travaux, comme la réalisation des piles, qui ne seront payés que dans plusieurs mois, poursuit Segedin. Pour l'instant, une centaine de personnes travaillent sur le chantier. A l'avenir, environ 400 autres les rejoigneront, la plupart venant de Chine.»

«Pour nous, la chose la plus importante est que tout ouvrier, croate ou chinois, jouisse des mêmes droits», assure Domagoj Ferdebar, secrétaire au Syndicat croate des constructeurs. Et d'ajouter : «Jusque-là, CRBC a été très réactive et a accepté toutes les conditions prévues par notre convention collective.»

«Ils sont là pour rester», confirme Sinisa Malus. L'association aide d'autres entreprises chinoises à répondre à de nouveaux appels d'offres, notamment dans la modernisation des infrastructures ferroviaires croates. «Il y a beaucoup de secteurs qui attirent les Chinois, comme l'immobilier, le tourisme ou l'industrie du vin», poursuit la chargée de communication.

Quant à Ivo Jerkovic, le jeune hôtelier de Komarna, il voit la présence des ouvriers chinois comme une aubaine. En juin, il ouvrira un restaurant chinois au bord de la mer qui pourra accueillir jusqu'à 200 personnes. «Je n'ai pas encore choisi le nom, mais ce sera sûrement quelque chose de chinois.»