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Libération
Récit

Cesare Battisti, fin d’un silence de plomb

L’ancien militant des Prolétaires armés pour le communisme, extradé vers l’Italie en janvier, a avoué lors d’un interrogatoire sa responsabilité dans quatre meurtres commis dans les années 70. Il avait nié pendant quarante ans, se réfugiant en France grâce à la doctrine Mitterrand, puis au Brésil.
Photomontages de Cesare Battisti, réalisés par la police brésilienne, en décembre 2018. (Photo Police Fédérale brésilienne)
par Eric Jozsef, correspondant à Rome
publié le 26 mars 2019 à 20h16

C'était en octobre 2017. Cesare Battisti livre alors l'une de ses dernières interviews à un média italien depuis son refuge brésilien. L'ancien militant des Prolétaires armés pour le communisme (PAC) devenu auteur de polars, qui a fui la France treize ans plus tôt, évoque au téléphone son engagement passé : «Je fais mon autocritique sur le recours à la lutte armée parce que cela a été un suicide ; cela ne pouvait produire des résultats positifs pour personne.» Et d'ajouter : «Même indirectement, j'ai participé à des idées qui ont amené à une folie, à une impasse […]. Par chance, je suis sorti avant que ne commencent les meurtres de mon organisation.»

Puis tout a changé. Il a été extradé mi-janvier vers l'Italie, depuis la Bolivie où il avait tenté une nouvelle fois de fuir après l'élection du président d'extrême droite Jair Bolsonaro. Cesare Battisti, aujourd'hui âgé de 64 ans, a finalement corrigé sa version des faits. Depuis la prison de haute sécurité d'Oristano, en Sardaigne, où il est incarcéré sur la base de sa condamnation par contumace dans les années 80 à la réclusion à perpétuité, Cesare Battisti est passé aux aveux. «C'est vrai, je confirme tout ce qui est écrit dans les verdicts de condamnation : c'est moi qui ai tué Santoro [un gardien de prison, ndlr] et Campagna [un fonctionnaire de police] et j'ai été le commanditaire du meurtre de Torregiani et Sabbadin [deux commerçants]. Je demande pardon à tous», synthétise la presse italienne sur la base des déclarations du procureur Alberto Nobili et de l'avocat de l'intéressé.

Radicalisation

La confession met sans doute un point final à des années d'imbroglio politico-judicaire et d'incompréhension entre Rome et Paris. D'un côté, il y avait ceux qui voyaient Battisti comme un combattant perdu de la cause révolutionnaire et un innocent persécuté par la justice italienne. De l'autre côté des Alpes, de droite comme de gauche, il y avait ceux qui désignaient l'ancien terroriste comme l'incarnation de l'aveuglement meurtrier des «années de plomb», prompt à se réfugier derrière la protection de la «doctrine Mitterrand» pour échapper à ses responsabilités.

Durant neuf heures d'interrogatoire, Cesare Battisti a retracé l'ensemble de son parcours. Depuis son enfance près de Latina, au sud de Rome, dans une famille communiste, sa dérive vers la petite délinquance, jusqu'à sa rencontre en prison avec des militants d'extrême gauche, en proie à la radicalisation politique qui a succédé à la grande effervescence post-68. «A plusieurs reprises, j'ai donné à la cause communiste des sommes d'argent qui provenaient de vols et de braquages.»

En 1976, le futur auteur de Dernières Cartouches est incarcéré au pénitencier d'Udine où il fait la connaissance d'Arrigo Cavallina, le fondateur des Prolétaires armés pour le communisme, un groupe «né d'une rage contre la prison», dira plus tard ce dernier, en référence à la brutalité dont étaient parfois victimes les «camarades» emprisonnés. Une fois libéré, Cesare Battisti fournit aux PAC - qui ne compteront jamais plus de 30 membres - la «capacité opérationnelle» qui manquait à l'organisation, selon la formule d'un magistrat.

En quelques mois, le groupuscule multiplie les actions sanglantes. Les premières, en mai 1978, visent «des médecins flics d'Etat». Le praticien milanais Diego Fava est ainsi blessé par balles, car jugé trop sévère dans les contrôles de santé des travailleurs en congés maladie. Un mois plus tard, le surveillant de prison Antonio Santoro est abattu à Udine. Le 16 février 1979, les PAC mènent une double opération spectaculaire pour affirmer la puissance de feu de leur petite bande armée et «donner une leçon aux commerçants qui s'arment». Le même jour, le boucher et militant néofasciste Lino Sabbadin et le bijoutier Pier Luigi Torregiani sont tués à Venise et à Milan. «Ils devaient être punis pour avoir réagi en tirant sur des braqueurs de droit commun», revendiquent les PAC.

«Machine infernale»

A Milan, au cours de la fusillade, le jeune fils de Pier Luigi Torregiani est grièvement blessé (il perdra l'usage de ses jambes) par son père qui tente de réagir avec son arme. «La responsabilité retombe uniquement sur le porc Torregiani, qui avait inutilement cherché à gagner quelque autre médaille en faisant feu à volonté sur les membres de notre groupe. L'action devait simplement se limiter à "l'estropier", mais vu la réaction du porc, nos compagnons n'ont pas hésité à l'exécuter», justifiera le commando.

«Ils disposaient de beaucoup d'armes mais d'un bagage culturel assez faible ; leur puissance de feu […] dépassait largement leur épaisseur idéologique», analysera plus tard Armando Spataro, ancien procureur antiterrorisme. Pour Arrigo Cavallina, qui s'était opposé aux représailles contre Torregiani et Sabbadin, le 16 février 1979 marque «le début de la dissolution du groupe».

Malgré tout, le groupuscule commet encore quelques braquages et l'assassinat, le 19 avril 1979, d'Andrea Campagna, l'un des policiers chargés de l'enquête Torregiani. Deux mois plus tard, un coup de filet met un terme à leur aventure meurtrière. Cesare Battisti est appréhendé dans un appartement milanais et condamné en 1981 à près de treize ans de prison pour «participation à une bande armée» et «recel d'armes». En octobre de la même année, il s'évade et fuit au Mexique, puis en France, en 1990, où il vient s'abriter sous l'ombre protectrice du gouvernement de François Mitterrand.

Depuis son arrivée au pouvoir en 1981, le président socialiste français a en effet décidé de ne pas renvoyer en Italie tous «ceux qui ont rompu avec la machine infernale» du terrorisme. C'est ce qu'il explique officiellement en avril 1985 devant la Ligue des droits de l'homme. Sans préciser que sont exclus de la mesure les auteurs de crimes de sang, comme il l'avait pourtant assuré quelques semaines plus tôt au chef du gouvernement transalpin Bettino Craxi. Quoi qu'il en soit, en accueillant des centaines de jeunes militants qui acceptent de déposer les armes, François Mitterrand entend aider l'Italie à tourner la page des «années de plomb», lesquelles, de décembre 1969 au milieu des années 80, se sont soldées au total par 12 700 attentats et ont provoqué la mort de 362 personnes.

Arrivé à Paris, Cesare Battisti obtient un titre de séjour régulier, devient gardien d'immeuble puis romancier. Mais, en Italie, les condamnations par contumace tombent. En 1988, il a déjà été reconnu coupable d'avoir été l'un des chefs des PAC. En 1993, il est définitivement condamné à la réclusion à perpétuité pour quatre «homicides aggravés» sur la base de divers témoignages et surtout des déclarations de Pietro Mutti, un membre repenti du groupe. Cesare Battisti nie les faits, réfute la parole de Mutti et parle de déni de justice, notamment après 2001 quand le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin décide de mettre fin à la jurisprudence Mitterrand et d'extrader plusieurs ex-terroristes vers Rome.

Mais nombre d'intellectuels et d'artistes (dont Libération) se mobilisent alors pour défendre coûte que coûte le «révolutionnaire» et écrivain Battisti. Entre les attentats à la bombe, les enlèvements et les assassinats sur fond de luttes politiques et sociales, l'Italie - soutiennent-ils - aurait vécu dans les années 70 une «vraie guerre civile et sociale», selon l'expression de Philippe Sollers, nécessitant une forme d'amnistie. La plupart mettent surtout en avant l'idée que la France ne peut renier sa parole et livrer à l'Italie les ex-activistes, désormais rangés de la lutte armée. En 2004, le premier secrétaire du Parti socialiste, François Hollande, ira même apporter son soutien à l'écrivain provisoirement emprisonné à la prison de la Santé. D'autres, enfin, remettent en cause la légitimité de la magistrature transalpine, parlent de lois spéciales, dénoncent l'impossibilité de rejuger en Italie les condamnés par contumace et vont aussi parfois jusqu'à clamer l'innocence totale de Cesare Battisti, à l'instar de l'écrivaine Fred Vargas, qui assurait mordicus que celui-ci n'était «pas impliqué» dans les «attentats meurtriers des PAC».

Sarcasmes

Selon les déclarations du procureur Alberto Nobili, reprises par le quotidien la Stampa, Cesare Battisti aurait finalement lâché durant son interrogatoire : «Je n'ai jamais été victime d'injustices. Je me suis moqué de tous ceux qui m'ont aidé, je n'ai même pas eu besoin de mentir à certains d'entre eux.» Une confession qui suscite aujourd'hui les sarcasmes de la classe politique et de la presse transalpines, qui n'ont jamais compris les appuis dont l'ancien terroriste a pu bénéficier à Paris, ni même les fondements de la «doctrine Mitterrand».

«Ce qui est le plus offensant, c'est que des gens qui n'ont pas vécu ce qu'ont vécu les Italiens se permettent si superficiellement de demander à l'Italie de mettre un voile sur notre histoire tragique», écrivait déjà en 2011 dans le Monde l'écrivain Antonio Tabucchi. Malgré la reconnaissance de ses responsabilités, Cesare Battisti ne pourra pas échapper à la réclusion. Mais d'ici quelques années, il pourrait obtenir des aménagements de peine.